Elmore D
L'émission "blues" de radio RDL Colmar animée par Jean-Luc et David BAERST

Nda : Fantasque et passionnant sont deux adjectifs qui collent, à merveille, à la personnalité d’Elmore D.
Bluesman authentique, dont les concerts comptent parmi les plus intéressants de la scène blues européenne, l’artiste a pourtant d’autres cordes à son arc.
En effet, Daniel Droixhe est aussi un intellectuel belge doté d’un impressionnant cursus (licencié en philologie romane de l'Université de Liège, conservateur au Musée de la vie wallonne, chargé de cours à l’Université de Liège puis à celle de Bruxelles, enseignant à Bochum ainsi qu’à l’Ecole pratique des hautes études et à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris, membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises etc.).
C’est dire si je me suis fait une joie de lui tendre, une nouvelle fois, mon micro à l’occasion de son passage au Festival Blues en Loire.
C’est à l’heure du petit-déjeuner, au lendemain d’une nouvelle prestation épique, que cet homme hors-norme a répondu à mes quelques questions…avec une verve qui n’appartient qu’à lui.

Daniel, notre dernier entretien remonte à 15 ans (en juillet 2002, dans le cadre du Cognac Blues Passions). Il me semble donc opportun de revenir sur ton cursus pour le moins atypique. Peux-tu revenir sur celui-ci ?66
Oui, mais je te propose d’uniquement évoquer ce qui s’est passé depuis cette date. C'est-à-dire, pas mal de choses…
Dans les années qui ont suivies 2002, nous avons eu la chance de donner beaucoup de bons concerts. Ceux-ci se sont déroulés dans la formule qui était déjà la notre à Cognac (Big Dave à l’harmonica, Willie Maze à la batterie et Raf « Lazy Horse » Timmermans à la deuxième guitare). Nous avons beaucoup joué ensemble et avons même retrouvé les bandes d’un concert donné en Belgique (dans le cadre du Belgium Rhythm’n’Blues Festival de Peer en juillet 2000).

Nous avons envoyé ces dernières, juste pour diffusion, à un ami qui vit en Californie. Celui-ci les a, attentivement, écoutées et nous a dit qu’il serait envisageable d’en faire un disque. Le déroulement de la chose était assez pittoresque puisque nous nous y sommes pris à trois reprises…car nous retrouvions, à chaque fois, des bandes de meilleure qualité. La dernière a même été dénichée, chez nous, par mon épouse. Elle se situait derrière notre poste de télévision (rires) !

Mon ami Jerry Hall, dont je te parlais, a donc produit ce disque (« The Elmore D Band ») qui est sorti en 2005 sur son label Pacific Blues Records. Jerry est, malheureusement, décédé quelques années plus tard (en février 2014, nda). Auparavant, il avait été agressé aux Etats-Unis et été devenu hémiplégique. Il avait perdu tous ses repères et ne savait même plus quelle année nous étions. De ce fait, sa firme a périclité…
Dans les années 2000, suite à un pari, j’ai également commencé a composé davantage de chansons de blues en dialecte wallon. Cela a été la plus grande erreur de mon existence… il y a, vraiment, des cadeaux empoisonnés dans la vie. En effet, j’ai gagné le Concours de la Chanson Dialectale en Belgique Romane (Wallonie) qui était organisé par la radio nationale (RTBF) et qui nous a permis d’enregistrer un disque. Je trouvais ce dernier (« Tot K’mahî (Tout Embrouillé) ») plutôt réussi et j’étais, notamment, assez fier de mes textes. Malheureusement, il n’a pas connu le succès (ne serait-ce que régional) escompté.

Bref, depuis notre dernière rencontre, mon parcours est le reflet de ce qu’il peut se passer entre le nord (la Flandre) et le sud (la Wallonie) dans mon pays. Il faut dire que la Wallonie a perdu, en grande partie, son sens du patrimoine culturel. Y compris du patrimoine culturel immatériel, comme la chanson ou la littérature dialectale. Moi qui comptais sur les 90 clubs et maisons de la culture de Wallonie pour « trôner », je me suis retrouvé avec 4 ou 5 demandes annuelles pour des concerts. Pourtant, avec mon manager Muriel Collart, nous avons fait tout ce qui était possible afin « d’accrocher » les gens. Les centres culturels n’ont absolument pas été intéressés par ce projet…
Depuis deux ans, j’ai donc une double orientation. La première fait suite à quelques embarras de santé. Durant cette période, j’ai rencontré quelques vieux amis (en l’occurrence les frères Coco, qui sont musiciens) qui jouent du rock et avec lesquels je discutais beaucoup de musique anglaise des années 1960. Nous partageons, par exemple, le même goût pour le groupe Fleetwood Mac (période Peter Green). Nous avons donc mis au point un petit répertoire commun pour nous amuser. Mon fils (Gilles Droixhe, nda) est, aussi, membre de ce groupe. Le résultat est assez gai…

En Wallonie, tout ce qui est « revivaliste » (les répertoires constitués de reprises) marche très bien…voire trop bien. C’est l’une des grandes différences avec la Flandre où les gens préfèrent les répertoires originaux. L’état d’esprit y est plus « moderniste ». La recherche et les expérimentations y sont mises en avant. Une chose que l’on retrouve à travers les hits des chanteurs flamands qui s’expriment en anglais. Leur succès est énorme dans le monde du rock. Dans les années 2000, c’est Anvers qui dominait la scène blues belge (notamment avec le Crossroads Café où se retrouvaient tous les musiciens, avant qu’il ne tombe en désuétude). La recherche en blues s’est déplacée du côté de Gand, comme l’attestent d’excellents artistes tels que Guy Verlinde ou Tiny Legs Tim. J’ai joué dans cette ville et j’y ai trouvé un climat très différent (plus « moderniste », plus exigeant…).

Au même titre, tous les 15 août, est publié le classement du Shangaï Ranking (qui reflète les meilleures Universités à travers le monde). Je viens, par ailleurs, d’apprendre que La Sorbonne n’en fait plus partie… Les vingt premières Universités classées sont américaines ou anglaises. Pour la Belgique, la meilleure est celle de Gand qui figure dans le Top 100 (celle de Liège, à laquelle j’ai appartenu, est aujourd’hui devenue la plus mauvaise de mon pays). Lorsqu’on se rend dans cette ville, on sent que c’est une cité universitaire en pleine évolution. Elle est bourrée de jeunes en vélos… On sent le même déplacement pour la musique. Cet art est le reflet d’une réalité plus générale qui se traduit à travers le classement dont je viens de te parler. La ville de Liège est devenue la capitale du clubbing et de la rave party. Elle attire des gens de partout pour cela. A contrario, la recherche en termes de blues n’y existe plus… Aujourd’hui, c’est une chose marginale. J’y fais figure de « dinosaure », de « survivant d’une époque »… Cela ne ma plait pas de trop et je préfèrerais avoir plus d’échanges avec les gens. Même les grands festivals ont disparu (comme le Spring Blues Festival d’Ecaussinnes). Ce genre de situation est, souvent, le fait des autorités locales qui trouvent que cette musique ne fait pas assez « jeune ».

Ceci-dit, si je peux poursuivre mon aventure musicale, c’est grâce à la Fédération Wallonie-Bruxelles qui est la dernière structure qui nous vient en aide (en finançant nos déplacements). Cela nous permet de voyager… Lorsque nous nous produisons en France, c’est la communauté française qui nous rembourse nos déplacements. J’essaye d’utiliser au plus ces moyens qui nous sont proposés. La France reste un pays qui continue de se battre pour les musiques afro-américaines. On y trouve des initiatives personnelles, comme la Maison du Blues située à Chartres-sur-Cher, qui prennent de belles tournures. La semaine dernière, j’ai demandé à Robert Sacré (grand collectionneur belge de blues) ce qu’il comptait faire de toutes ses archives. Il a aujourd’hui 78 ans et commence, lui-même, à se poser la question. Il pense donc en faire dont à La Maison du Blues ou à une structure américaine. Il existe, notamment, une fondation basée à Chicago qui sait gérer de tels héritages culturels.

Lorsque j’ai, réellement, débuté une carrière de musicien (dans les années 80) j’ai été très influencé par des gens qui ont fondé un petit groupe autour de l’un de mes amis, aujourd’hui décédé. Ce dernier est Jean-Pierre Urbain, que tu connais (il a écrit, entre autres, pour le magazine ABS). Sa disparition, en 2016 (à l’âge de 53 ans) est une véritable perte pour le monde du blues wallon… Mais je parle trop, je ne te laisse même pas poser de questions (rires) !

J’aimerais, tout de même, procéder à un petit retour en arrière. En tant que licencié en philologie, t’es-tu (en grand connaisseur et esthète du blues que tu es) plongé avec autant de passion dans les expressions propres à cet idiome que tu as pu le faire dans le dialecte wallon ?
Oui ! D’ailleurs, en compagnie des amis avec lesquels j’ai commencé à m’intéresser au blues traditionnel (dans les années 1980), nous avions mis au point une petite « compétition » afin de trouver les origines de certaines expressions…et de savoir dans quelles mesures elles traçaient des filiations entre les musiciens. L’une des premières que nous avons trouvée se situe dans « Come on in my kitchen » de Robert Johnson. En effet, dans cette chanson, il y a une strophe qui est intégralement empruntée à Blind Lemon Jefferson. Nous avions même fait un article (dans le magazine Soul Bag) à ce sujet.

J’ai lu beaucoup de choses sur Robert Johnson mais je n’avais, jamais, entendu parler de cette filiation. J’ai fait la même chose avec Skip James et Blind Lemon Jefferson, car j’estime que ce dernier a eu une immense influence (peut-être plus importante que celle de Charley Patton). On constate à quel point Skip James retranscrit vaguement certaines choses qu’il avait entendues chez Blind Lemon Jefferson.

Je trouve que l’on fabule parfois sur certains musiciens d’autrefois, sans tenir compte de ces filiations. Elles sont, pourtant, objectives…on ne peut pas les nier. La dernière idée qui m’est venue concerne Skip James, qui a dû être un peu poussé pour reprendre sa carrière au bout de 30 ans. C’était comme si on le sortait de la naphtaline, en lui demandant de refaire des choses de l’époque. On a l’impression qu’il a redécouvert ses anciens enregistrements à cette occasion...

Je pense qu’en termes de « juke-box musical », le plus futé est Robert Johnson. Je ne dis pas qu’il possédait une grande discothèque, mais c’est l’un des rares qui a signé un morceau titré « Phonograph blues » (rires). Soit, il retenait très bien ce qu’il entendait ailleurs, soit il possédait quelques disques (ce qui ne me semble pas impossible). Il était donc capable d’intégrer beaucoup de choses. Il n’arrivait pas à tout assimiler mais il arrivait à en tirer des chansons copiables (à mon sens, celles de Blind Lemon Jefferson ne le sont pas sauf pour un artiste du calibre de Marc Lelangue). En ce qui concerne Johnson, tu peux te rendre à la Berkley School où on te donnera une partition en te disant où positionner tes doigts. Au bout d’un moment, tu sauras comment jouer tel ou tel morceau. C’est de cette manière que j’ai découvert l’accord de quatrième de Robert Johnson qui permet de jouer en ré. J’avais vu Louisiana Red faire cela à Mons. J’ai pu reproduire cette action au bout de quelques jours de pratique, alors que je pensais que ce serait impossible.

Les transcriptions de R.R. MacLeod (en ce qui concerne tous les enregistrements de Yazoo Records) étaient devenues introuvables. Fort heureusement, quelqu’un a passé son temps à les numériser et on peut, maintenant, les trouver sur internet (alors que chaque volume, coûte entre 150 et 200 euros d’occasion). C’est passionnant et accessible d’un seul clic.

Il y a de moins en moins d’amateurs de blues traditionnel…et même d’artistes issus de ce courant musical qui sont programmés dans les festivals. Je ne vais pas verser dans la nostalgie de bon aloi mais, à l’époque, quand on entendait une chanson des Rolling Stones ou des Kinks on en recherchait les origines. Cela nous permettait de découvrir des musiciens jusqu’alors inconnus. Aujourd’hui, on ne fait plus cet effort et les textes sont devenus moins intéressants. Dans les années 1930, ils étaient beaucoup plus riches. Aujourd’hui internet aide beaucoup, même s’il peut y avoir un aspect décourageant. En effet, on tombe toujours sur des gens qui jouent bien mieux que toi (rires) !


Avant que tu ne reprennes la route, je vais te laisser terminer ton petit déjeuner, mais je vais tout de même me permettre de revenir sur un point un peu plus « politique ». Tu es linguiste, académicien et militant. Tu as, d’ailleurs, signé le deuxième manifeste wallon demandant que toutes les compétences françaises de Belgique soient exercées conjointement par la région Wallonne et la région Bruxelles Capitale. Est-ce que tu peux revenir sur cette lutte, en expliquer les tenants et les aboutissants aux français ?


Ou nous maintenons cette structure « contre nature », qui est celle de l’état belge (conçue en 1830), avec cette différence de train de vie (aussi bien au niveau culturel que financier) avec la Flandre qui est en progression constante. Ou les gens d’une région acceptent de se prendre en charge… Le gros problème reste Bruxelles…

Je crois que la prise en charge est nécessaire pour qu’un changement puisse avoir lieu. Sans cela, les gens s’illusionneront toujours. On pourra toujours dire que c’est la faute de ceci ou de cela… On est un peu comme la Lorraine où l’industrie est en déclin. Il faut qu’il y ait une prise de conscience !

En Wallonie, il existe un parti politique qui fait plus de 30% aux élections. Il est dit d’extrême gauche, quasiment maoïste…ce qui est incroyable de nos jours. Il s’agit du Parti du Travail de Belgique (qui est, aussi, un peu inspiré par Joseph Staline). Ce dernier n’a pas de projet de gouvernement et ne veut collaborer avec personne. Il est encore plus dur que les insoumis en France.

Aujourd’hui, la Wallonie aurait besoin de 50 ans pour rejoindre le niveau de vie de la Flandre (elle n’y parviendra pas, au mieux, avant les années 2070). Dans de telles conditions, comment la culture peut-elle se maintenir ? Pour moi, tout cela est lié très intimement…

En Wallonie, il y a aussi une grosse pression du Parti Socialiste local (très à l’ancienne). C’est encore pire que ce que vous avez vécu en France. Chez nous, il y a eu des scandales extraordinaires ces derniers mois. Ce sont des personnes qui ont exploité les ressources et qui ont capitalisé pour elles-mêmes avec l’argent public. Il y a eu de vrais détournements… Les gens sont, de ce fait, excédés. Nous ne savons pas où nous allons…

Le blues est une tradition orale que tu perpétues de manière familiale puisque ton fils joue, actuellement, à tes côtés. Comment vois-tu l’avenir de cette musique, avec les outils qui sont les nôtres aujourd’hui ?
Je pense que cette musique va perdurer. Je constate même une reprise de ce blues traditionnel et on m’en parle. Ce registre est à nouveau interprété, y compris en France.

Grâce à internet, je fais des découvertes de manière quotidienne. Il existe de nouvelles formes de présentation du blues. Par exemple, j’ai découvert une librairie (à Los Angeles ou San Francisco) qui organise des concerts. Des musiciens de blues très connus viennent s’y produire en formule acoustique. Aujourd’hui, il existe plus de 200 enregistrements réalisés là-bas, c’est énorme !

Le fait de jouer dans ce cadre te permet de gagner en réputation…J’ai parlé de ce concept à Robert Sacré, afin que nous puissions trouver un libraire chez lequel nous pourrions reproduire cette expérience en petit comité.
C’est, également, via internet que j’ai découvert Luke Winslow-King qui fait une musique incroyable, très inspirée par celle de Bukka White. Il lui arrive de se produire en duo, avec une fille, dans un jardin botanique de la Nouvelle-Orléans. Dans ce cadre, il n’utilise pas d’ampli et de nombreux spectateurs répondent présent. Trouver de telles personnalités (et de tels concepts) est l’un des attraits de la toile.
Il est temps de recréer une « union sacrée » pour le blues. Cette musique a connu un passage à vide, mais je crois que ça va changer (rires) !

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Interview réalisée
Festival Blues en Loire -
La Charité-sur-Loire
le 18 août 2017

Propos recueillis par
David BAERST

En exclusivité !

 

 

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