Nda : Avec une carrière riche de 54 années d’expérience, Albert Lee est incontestablement une véritable légende des musiques roots américaines. Ce guitariste et chanteur anglais est pourtant loin de s’en prévaloir et a décidé de passer sa soixante dixième année sur les routes, dans le cadre d’une grande tournée mondiale (il fêtera ses 70 ans le 21 décembre 2013). En plus d’une carrière sous son propre nom (accompagné le plus souvent par The Hogan’s Heroes) riche d’une vingtaine d’albums, il a été le fidèle compagnon (sur scène comme sur disques) de vedettes telles que Bo Diddley, Jerry Lee Lewis, Emmylou Harris, Eric Clapton, Joe Cocker, Dolly Parton, The Everly Brothers, Jackson Browne, Bill Wyman’ s Rhythm Kings et de dizaines d’autres.
Malheureusement trop rare sur les scènes françaises, il n’a pas oublié de me parler hors micro de son affection pour l’hexagone et, notamment, de son immense respect pour celui qui fut son ami… le regretté guitariste, maitre du picking, Marcel Dadi (qu’il avait accompagné sur son album « Nashville Rendez-vous » en 1990). Voici donc la transcription de mon entretien avec cet artiste, dont l’humilité est proportionnelle à son immense talent.
Albert, pour commencer, peux-tu me présenter cette nouvelle tournée qui célèbre ton soixante dixième anniversaire. Pourquoi souhaites-tu le fêter sur la route ?
Eh bien, tu sais, nous avons plusieurs choses à venir avant la fin de cette année…
En fait, nous nous sommes dit qu’il serait plus agréable de célébrer la chose avec un concept qui ne se limite pas à une tournée de célébration. En effet, en plus de ces concerts, nous allons enregistrer un nouvel album. De surcroit, l’un de mes amis envisage de réaliser un documentaire pour la télévision, ce que je trouve être une excellente idée. Tout cela est d’ores et déjà planifié et devrait donc voir le jour avant la fin de l’année 2013.
Tu continues de travailler avec Gerry Hogan (musicien anglais, né en 1943 à Calcutta en Inde, spécialiste de la steel guitar). Peux-tu revenir sur votre amitié et me parler de votre rencontre ?
Oh, je crois que nous avons dû nous rencontrer, pour la première fois, au milieu des années 1960. Il se produisait alors au sein d’un groupe de country music, un style que j’apprécie particulièrement comme tu le sais. Après l’avoir vu le sur scène, je me suis assis à ses côtés. Ensemble nous avons évoqué l’idée de fonder notre propre groupe avec un autre gars.
Pour Gerry, il s’agissait alors d’une activité à temps partiel car, au même moment, il exerçait une autre profession dans la journée… pour IBM. Nous avons, cependant, fait quelques tournées dans un registre country, puis il a fondé un festival de steel guitar au Royaume Unis. Ce dernier se déroulait chaque année dans un grand nombre de lieux différents et bénéficiait de la venue de nombreux spécialistes américains du genre. Après quelques années, il m’a proposé de venir me rejoindre sur scène le week-end et, petit à petit, notre groupe commun (Albert Lee & Hogan’s Heroes, nda) a vraiment pris forme.
The Hogan’s Heroes est plus qu’un simple groupe, c’est un véritable All-Stars Band. Peux-tu m’en présenter tous les membres en détails ?
Oh oui, on peut considérer avec raison que nous avons tous joué avec une multitude d’artistes de qualité tout au long de ces années. Bien sûr, on peut retrouver Gerry sur un grand nombre d’albums de groupes de country music (mais aussi de Dave Edmunds, Emmylou Harris, The Everly Brothers, Mott The Hoople etc…).
Notre batteur, Peter Baron, a aussi joué avec beaucoup de combos différents (Sam Brown, Elaine Page, Huey Lewis, Dave Edmunds…). Je n’arrive même pas à me souvenir en détails de tout son cursus (rires) ! Il a beaucoup œuvré à la fin des années 1960 et dans les années 1970…
Brian Hodgson, qui est notre bassiste, a aussi fait des prouesses depuis le début des années 1960 (Paul McCartney, George Harrison, Shakin’ Stevens, Lonnie Donegan, Johnny Hallyday, Sonny Curtis…) alors que le dernier venu dans le groupe, Gavin Povey qui tient les claviers, est avec nous depuis deux ou trois ans. Il a travaillé avec beaucoup de groupes de rockabilly et aux côtés d’artistes tels que Van Morrison (et également Cliff Richard, Graham Parker, Steve Cropper, Kim Wilson…). C’est un musicien au registre très varié…
Tu as commencé la pratique de la musique très tôt, en jouant du piano. De ce fait, de quelle manière es-tu tombé en adoration pour la guitare ?
Cela a commencé à partir du moment où j’ai entendu, pour la première fois, du rock’n’roll. J’ai immédiatement souhaité jouer de la guitare à mon tour. Il n’y a jamais eu quelqu’un pour m’en apprendre les rudiments, je me suis plongé dans cet instrument par moi-même.
Comme tout le monde le sait, des musiques telles que le rhythm and blues, le rock’n’roll et la country t’ont particulièrement marqué durant ton adolescence du côté de Londres. Quelles étaient tes artistes de prédilection à ce moment-là ?
Oh, je pense que c’est Lonnie Donegan (1931-2002, célèbre représentant d’un genre nommé skiffle, nda) qui m’a le plus marqué. C’était un chanteur anglais de folk qui possédait une solide expérience dans le milieu du jazz. Il interprétait des titres issus du répertoire folk américain traditionnel. Il les transformait en utilisant une rythmique de jazz et produisait alors une musique très excitante. Dans les années 1950, de nombreux garçons de mon âge se sont mis à la guitare en le découvrant. Son jeu paraissait simple et ne nécessitait, le plus souvent, que l’utilisation de deux ou trois cordes. On se disait « Wouah, nous pouvons faire de la bonne musique facilement de cette manière ! ». Puis il y a eu l’arrivée de tous les groupes américains de rock’n’roll. Nous avons pris conscience de tout ce qui se passait outre Atlantique et nous nous sommes plongés corps et âmes dans ces sons qui nous ont orientés dans tant de directions différentes.
Avant de découvrir le rock’n’roll et Lonnie Donegan, écoutais-tu de la musique ?
Oui, dans la mesure où j’ai appris le piano classique. Ceci dit, je ne me suis jamais vraiment appliqué… je ne pouvais pas beaucoup m’améliorer (rires) !
Lorsque j’ai commencé la pratique de la guitare, j’ai laissé tomber le piano. J’en jouais un peu mais pas de manière très sérieuse. Ce n’est que dix ou douze ans plus tard que je m’y suis remis, au sein du groupe Heads Hands & Feet. Bien que j’en étais le guitariste, je me suis aussi retrouvé derrière les claviers car on me l’a demandé (rires) !
Et, aujourd’hui, tu joues toujours du piano sur scène…
Oui et j’adore ça !
C’est rafraichissant pour moi et cela évoque des souvenirs vieux de plus de soixante ans…
Cela reste, malgré tout, à chaque fois quelque chose de nouveau pour moi.
Comment pourrais-tu décrire ton approche de la guitare ?
Oh… Tu sais, j’ai été influencé par de nombreux grands guitaristes américains. Mon style reste très influencé par tous ces artistes. J’ai encore, à ce stade tardif, le besoin de m’affirmer et de mettre le plus de moi-même. Quand je joue quelque chose, je ne peux pas m’imaginer être dans une pièce de théâtre et tourner le dos à tous ceux qui ont eu de l’influence sur moi.
Quels sont les premiers musiciens que tu as rencontrés ?
Oh, je ne m’en souviens pas… Il devait s’agir de musiciens locaux. Plus simplement, je peux te répondre par mon père qui jouait du piano dans des pubs. Lui aussi a eu de l'influence sur moi, mon père…
Etait-il aussi un musicien classique ?
Non, il ne jouait que dans des pubs très simples. C’était du piano-bar tu sais…
Le fait d’avoir joué avec certaines de tes idoles, comme The Crickets, a dû être une chose très gratifiante pour toi…
Oh oui ! Je m’estime très chanceux d’avoir pu jouer avec tant de gens tout au long de ces années. J’ai pu travailler avec la plupart de mes héros des années 1950 par exemple…
Moi-même j’ai parfois du mal à y croire et je me sens toujours comme un gosse, à mille lieux de ces musiciens… n’ayant rien à voir avec ce cercle de héros…
Quels sont tes meilleurs souvenirs en ce qui concerne tes collaborations artistiques ?
Il y en a beaucoup… Je conserve de grands souvenirs de mes collaborations avec Chris Farlowe, son groupe (The Thunderbirds, nda) était vraiment très bon. Je tiens aussi à évoquer Heads Hands & Feet, puisque c’est avec ce combo que, pour la première fois, je suis allé en Amérique. C’est d’ailleurs là que j’ai rencontré The Crickets, qui était le groupe de Buddy Holly. Bien sûr, mon travail aux côtés de The Everly Brothers reste un grand moment. Je les ai rencontrés, pour la première fois, à la fin des années 1960, c’est donc une longue association…
J’ai aussi travaillé avec Joe Cocker. J’ai fait des séances de studio, pour lui, dans les années 1960 puis je l’ai accompagné sur scène dans les années 1970. Cela m’a apporté beaucoup de plaisir…
Bien sûr, je ne peux pas ne pas évoquer Emmylou Harris en 1976. Cette collaboration (Albert Lee a participé à l’enregistrement de cinq albums en solo de « La Rose de Nashville ») représente un grand tournant pour moi, d’autant plus qu’elle faisait exactement le style de musique que j’adore. Elle était nouvelle sur cette scène et bénéficiait d’un groupe formidable. L’un des meilleurs que j’ai connu et auprès duquel j’ai vécu tant d’expériences…
Continues-tu de travailler avec Bill Wyman, au sein de son groupe The Rhythm Kings ?
Oui, d’ailleurs je recommencerai à collaborer avec cette fine équipe à la fin de cette année. J’essaye toujours de faire le maximum pour elle et de me rendre disponible. Cependant, les dates se font de plus en plus rares dans la mesure où Bill Wyman a maintenant 76 ans et qu’il commence un peu à ralentir le rythme. Je crois qu’il est vraiment heureux d’avoir créé ce groupe, j’en suis même sûr !
Peux-tu déjà m’en dire davantage sur ton prochain album ?
Ce sera un disque de groupe puisque je vais l’enregistrer avec The Hogan’s Heroes. Nous travaillons actuellement dessus et nous en interprétons déjà quelques extraits sur scène. Le disque sera terminé d’ici à quelques mois. Pour le moment, il nous est assez difficile de trouver le temps de poursuivre l’enregistrement dans la mesure où nous sommes continuellement sur la route. Nous avions commencé son élaboration avant de débuter cette tournée et, actuellement, nous faisons notre possible pour combiner ces deux activités. Je pense qu’il sortira à l’automne prochain…
Sera-t-il uniquement constitué de compositions originales ou y trouverons-nous également des reprises ?
Il y aura, à la fois, des nouvelles chansons et des reprises…
Y-a-t-il des sujets que tu aimes particulièrement aborder dans tes chansons ?
Je parle souvent des relations amoureuses, des amours perdus et ceux que l’on trouve. Je pense d’ailleurs qu’il s’agit des sujets préférés de la plupart des gens (rires) !
De quoi es-tu le plus fier depuis tes débuts, en 1959 ?
Je ne sais pas exactement… Peut-être du fait d’avoir accompagné The Everly Brothers pendant un temps. Je pense que ce travail était vraiment fait pour moi. J’étais comme à la maison durant cette période en leur compagnie. C’est une sensation que j’ai également ressentie lorsque je travaillais avec Emmylou Harris…
D’ailleurs, de manière générale, il est toujours très enrichissant de pouvoir travailler au sein de grands groupes tels que ceux de Bill Wyman ou d’Eric Clapton avec lequel j’ai joué pendant 5 ans. C’est d’autant plus gratifiant, que ces occasions ne sont données qu’à un nombre très limité de guitaristes. Mais vraiment, mes années passées auprès de The Everly Brothers et d’Emmylou Harris sont très spéciales à mes yeux, elles m’ont probablement offert mes meilleurs concerts…
Comment pourrais-tu résumer ta carrière ?
Je pense que j’ai été quelqu’un de très chanceux. Il doit certainement être très agréable de devenir une grande star mais tu peux en devenir une et ne plus rien être une année plus tard. De mon côté, je mène une carrière depuis plus de cinquante ans et je continue de faire des concerts. Je suis tellement heureux de pouvoir toujours me produire sur scène, d’y interpréter ma musique, de conduire et de voyager à travers le monde. Quelle joie de pouvoir jouer !
As-tu des guitaristes préférés parmi ceux de la nouvelle génération ?
Oh, je n’écoute pas beaucoup de nouveaux guitaristes. Si je te donnais des noms, tu serais surpris car ces gens auraient peut-être aux alentours de 30 ans, ce qui est un âge très jeune pour moi maintenant ! Ce serait cela mes nouveaux guitaristes (rires) !
Quels sont tes souhaits pour l’avenir ?
De continuer à être en mesure de pouvoir faire ce que je fais actuellement… Bon, je n’aimerais pas toujours être comme je suis aujourd’hui car je souffre d’un bon refroidissement pour le moment (rires) ! N
on, plus sérieusement, je tiens à continuer à faire cela car si tu n’as plus d’envie et de passion dans la vie, tu n’as plus rien du tout… Le reste, y compris l’argent, n’a aucune valeur à côté de cela…
As-tu une conclusion à ajouter ?
Oh, simplement que je veux vraiment continuer à faire mon métier. Je dois aussi te dire que j’adore venir en France mais que, malheureusement, je n’y donne que très peu de concerts… alors que ce pays est très proche de l’Angleterre. Je ne sais absolument pas comment cela se fait…
Je tourne énormément en Allemagne, en Hollande et dans d’autres pays mais trop rarement ici. Pour moi, c’est toujours assez exceptionnel d’y donner un concert comme celui que nous proposons actuellement. Nous avons besoin que plus de personnes nous demandent et nous permettent de jouer dans ce pays (rires) !
Remerciements : Sabrina Cohenaiello (Veryshow-Verycords), Peter Baron ainsi qu’Albert Lee et son épouse pour leur incroyable gentillesse et humilité.
www.albertlee.co.uk
www.albertleeandhogansheroes.com
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