Nda : En 58 ans de musique professionnelle, le batteur André Ceccarelli a abordé un bon nombre de registres différents. Cependant, c’est dans le domaine du jazz qu’il s’est, depuis longtemps, forgé une réputation de légende internationale. Des salons de l’Hôtel Royal de Nice (où il a fait ses premières armes), jusqu’au projet WEARE4 (concrétisé aux côtés du bassiste Fifi Chayeb, du chanteur Sly Johnson et du pianiste Laurent De Wilde) notre homme a traversé six décennies de l’histoire du show business en multipliant les projets. Des opportunités prestigieuses qui doivent, au moins, autant à son sens du travail qu’à celui du rythme. A l’issue de la deuxième conférence de presse, présentant l’édition 2019 du Colmar Jazz Festival, le musicien a répondu à quelques-unes de mes questions. Particulièrement enthousiaste, il a profité de ce moment afin d’évoquer son présent et son futur, sans omettre de revenir sur un passé artistique qui, ne l’oublions pas, a débuté en plein avènement des premiers groupes français de rock’n’roll. 
André, pouvez-vous revenir sur votre découverte des musiques américaines. Etant niçois, est-ce que cela est lié à la présence des Forces Américaines à Villefranche-sur-Mer ?
Il y a de cela… En fait, j’ai suivi ce rêve américain sur les traces de mon père. Comme tous les musiciens français et européens, j’ai été marqué par les sonorités venues d’outre Atlantique. J’ai grandi en écoutant des disques d’Oscar Peterson, de Frank Sinatra, de Nat King Cole, de Cannonball Adderley puis, plus tard, de gens tels que John Coltrane. Il y a des millions d’enregistrements qui m’ont touché, mais je n’ai jamais cherché à copier tous ces gens-là. Ce qui est sûr, c’est que l’influence de la musique américaine a été prépondérante à l’échelle mondiale.
Pouvez-vous revenir sur votre apprentissage en tant que batteur ? D’autant plus que vous êtes issu d’une famille très amatrice de musique…
Mon père, qui est aujourd’hui âgé de 96 ans, était musicien. C’est à cause de, ou surtout grâce à, lui que je suis « tombé en amour » avec la batterie et la musique en règle générale. Il y avait, d’ailleurs, une batterie à la maison… J’habitais chez mes grands-parents alors qu’il vivait en ville. Cependant, il venait régulièrement à la campagne pour me voir et en profiter afin de nettoyer les différents éléments de cet instrument qui est magique… Quand on joue devant des enfants, ils viennent toujours découvrir cet assemblage de percussions après le concert. C’est un objet fascinant ! Il fait du bruit et il est très difficile à maitriser. C’est, naturellement, par l’intermédiaire de mon père que je me suis plongé dans sa pratique, par mimétisme…
Il y a quelques années, j’ai rencontré le batteur Steve Ferrone (qui a aussi bien accompagné Michael Jackson qu’Eric Clapton, en passant par Tom Petty & The Heartbreakers, Freddie King, Al Jarreau, Aretha Franklin et des dizaines d’autres) qui a fait son apprentissage musical à Nice et qui vous a côtoyé à ce moment-là. Il conserve un respect et une amitié profonde pour vous. Pouvez-vous revenir sur la relation que vous entreteniez avec lui à vos débuts ?
Absolument ! Nous avons connu Steve lorsque nous étions en Italie, à la fin des années 1960. Nous étions restés 3 ans sur place alors que nous accompagnions un chanteur américain au sein d’un groupe niçois appelé Les Piranhas. Au bout de 3 années j’ai donc souhaité quitter ce combo car je désirais m’installer et poursuivre ma carrière à Paris afin d’y jouer dans les clubs de jazz de la capitale. A cette époque, il était encore un batteur médiocre. C’est mon frère qui m’a remplacé, puis cela a été au tour de Steve. Par la suite, Les Piranhas ont quitté l’Italie afin de se produire au Palais de la Méditerranée à Nice. De ce fait, Steve a intégré le Conservatoire de la ville tout en accompagnant Les Piranhas. A cette époque, il y avait encore des orchestres un peu partout… Au fil du temps (et à force de jouer avec des musiciens de grande qualité) il est devenu très bon. Puis, il est parti aux Etats-Unis avec Brian Auger et, à la suite de cette expérience, il est devenu membre du groupe Average White Band. C’est donc moi qui l’ai remplacé en tant que batteur chez Brian Auger.
Nous nous sommes donc beaucoup croisés durant de nombreuses années, puis il est devenu l’un des batteurs les plus renommé de la planète pour sa spécialité. Cette dernière, dans un premier temps, était le funk. Ceci-dit, il a abordé tous les registres, il est vraiment extraordinaire ! Nous ne nous voyons plus mais nous avons des amis en commun et c’est par leur intermédiaire que nous continuons à avoir des nouvelles de l’un et de l’autre. C’était vraiment une belle époque… Je garde de grands souvenirs de ce métis anglais qui était mignon comme tout, gentil et adorable… Il est incroyable Steve, c’est une belle histoire !
Auparavant, il y a eu une autre histoire incroyable. Celle de votre rencontre avec les frères Roboly qui vous ont permis d’intégrer le groupe Les Chats Sauvages…
Il s’agissait d’un groupe éphémère… Nous avons perdu Dick Rivers récemment et j’étais à ses obsèques il y a une quinzaine de jours. Leur premier batteur, Willy Lewis, était à l’origine de cette formation. A cette époque, il y avait des groupes partout et tout le temps. Cependant, la qualité n’était pas au rendez-vous, c’était archi médiocre mais ça avait du succès. Quand Willy Lewis est parti, les autres membres ont essayé deux ou trois batteurs. Je jouais alors, à l’heure du thé, dans un hôtel à Nice. Une amie de Dick Rivers (Simone qui était l’épouse du musicien Jean Tosan, nda) a joué l’intermédiaire car elle savait que Les Chats Sauvages cherchaient un batteur. L’audition s’est déroulée dans une bergerie située dans ma campagne. J’ai été engagé et je suis immédiatement parti à leurs côtés. Je devais être âgé de 16 ans…
Cela a du durer environ 8 mois avec Dick Rivers, car il a quitté le groupe à l’été 1962. Ceci afin de débuter une carrière sous son propre nom. Dans un premier temps, c’est Thierry Thibault qui l’a remplacé, puis il y a eu Mike Shannon. Au bout d’un moment, nous n’avons plus eu de travail et cette aventure s’est terminée. Il m’arrive encore de voir, de temps en temps, les frères Roboly (Jean-Claude et Gérard, guitaristes du groupe sous les pseudonymes de John Rob et James Fawler, nda) à Nice. Ils sont restés scotchés sur cette période des Chats Sauvages, ils n’en sont pas sortis…
Malheureusement, le bassiste Jack Regard (de son vrai nom Gérard Jacquemus) nous a quittés en 1974. C’était un amour de garçon… Ces personnalités étaient des musiciens amateurs, il n’y a que Dick qui chantait déjà superbement bien. Il a toujours très bien chanté, il était super… J’ai fait cela juste « comme ça » mais je pense encore de temps en temps à cette période via des copains que je revois. Il n’y en a, malheureusement, plus beaucoup…ils partent les uns après les autres…
En tout cas cette expérience vous avait déjà permis d’intégrer le milieu musical parisien, puis de bifurquer professionnellement vers le jazz. Comme ce changement de cap artistique s’est-il présenté à vous ?
C’est au début des années 1970 que je suis vraiment venu à Paris. Je ne connaissais presque personne mais tout s’est fait assez vite car j’avais déjà une petite réputation. J’ai intégré les studios d’enregistrement et je participais à des sessions tous les jours. La nuit, je me produisais dans des clubs de jazz. Cela m’a joué un mauvais tour car, au bout de quelques années, je suis devenu très malade et j’ai été contraint d’arrêter pendant quelques temps. Lorsque je suis revenu de ma maladie, j’ai décidé de ne plus faire que du jazz. C’était une époque bénie pour cette musique et depuis je ne joue (à peu de choses près) que du jazz et des musiques avoisinantes. Il m’arrive quelque fois d’aller travailler sur des projets de musique classique ou de la variété. Je suis ouvert à tout et j’aime toutes les musiques, à partir du moment où on essaye de les faire du mieux possible…
Vous avez, notamment, fait vos preuves en formant le groupe Troc…
(Enthousiaste, André me coupe) Il existe toujours ! En 2011, avec Jannick Top ainsi que Claude Engel et Manu Guiot (qui est un ingénieur du son de génie), nous nous sommes retrouvés. A ce moment-là, en écoutant l’un de nos anciens enregistrements, nous nous sommes dit que nous pourrions recommencer. Nous avons donc convoqué le chanteur, Alex Ligertwood, avec lequel je n’avais jamais arrêté de travailler et qui reste mon vocaliste préféré, je l’adore ! De 2011 à 2018 nous avons donné une dizaine de concerts chaque été. Ce ne sera, malheureusement, pas le cas en 2019. C’est un groupe que je porte dans mon cœur. Les musiciens ont changé mais Alex et moi-même (qui étions les piliers du groupe avec le pianiste Henri Giordano décédé en 2018) espérons poursuivre cette aventure. Il s’agit d’un groupe important en ce qui me concerne…
On peut lire dans certaines biographies qui évoquent votre parcours que, à la fin des années 1970, vous êtes parti aux Etats-Unis afin d’y accompagner Chick Corea…
(André me coupe une nouvelle fois) Non, il s’agit d’une fausse information ! J’ai, effectivement, travaillé avec Chick Corea mais c’était uniquement pour des disques. A savoir sur celui du bassiste Bunny Brunel, qui avait été repéré par Corea et qui est parti aux Etats-Unis. J’y suis associé car j’ai joué sur cet album, mais je ne l’ai jamais accompagné sur scène. Par contre, je le connais bien humainement pour l’avoir rencontré des dizaines et des dizaines de fois sur des festivals.
En tout cas vous avez beaucoup joué avec Dee Dee Bridgewater. Que représente, à la fois, la femme et l’artiste pour vous ?
Elle représente la relève des grandes chanteuses de jazz, de Ella Fitzgerald à Sarah Vaughan…en passant par Shirley Horn et bien d’autres. La première fois que je l’ai vue, elle se produisait dans une troupe de comédie musicale à Paris. Par la suite, je suis allé répéter chez elle et nous avons rapidement donné un concert au New Morning…puis nous ne nous sommes plus quittés durant une période de 16 ans. Les autres musiciens changeaient mais moi je restais… C’est une expérience très importante à mes yeux car elle est une vraie amie, une femme fantastique…
Vous accompagnez des musiciens français et des musiciens américains. Professionnellement, ressentez-vous des différences en termes d’exigences artistiques ?
Plus maintenant, non… Quand nous étions jeunes, le fait d’intégrer des groupes américains était très rare pour les musiciens français. Aujourd’hui, c’est devenu plus banal. Il y a des échanges avec les américains, les européens, les brésiliens… Il m’est arrivé de jouer dans des groupes où de nombreuses nationalités différentes étaient représentées. Le rêve américain m’est passé depuis bien longtemps… Hors micro, nous évoquions le film « Ascenseur Pour l’Echafaud ». Dans la bande originale figure un autre niçois, en la personne du saxophoniste Barney Wilen. J’ai beaucoup parlé de cet enregistrement avec le contrebassiste Pierre Michelot et le pianiste René Urtreger. Il a été entièrement improvisé en studio aux côtés de Miles Davis. Les musiciens n’avaient qu’une grille et ils jouaient dessus. Le résultat sonne vraiment bien, il est indémodable !
Nous n’allons pas revenir sur tous les artistes avec lesquels vous avez collaboré, tant il y en a. Cependant, quels sont les souvenirs les plus marquants pour vous et quelles sont les personnalités qui vous ont le plus touché tout au long de votre carrière ?
Il est très difficile pour moi de répondre à cette question… Il faudrait que je choisisse, alors que je les aime tous...
Vous avez enregistré 16 albums en tant que leader (ou co-leader). Etait-il facile, surtout à l’époque, de s’imposer en tant que batteur ?
C’est l’instrument le plus difficile pour cela… On se tourne surtout vers les pianistes, les guitaristes et, évidemment, les chanteurs. Les batteurs, eux, sont beaucoup moins considérés en tant que leaders. Pour la petite histoire, alors que nous avions beaucoup de succès avec le trio qui portait mon nom (également constituée par le bassiste Jean-Marc Jafet et le pianiste Thierry Eliez), une firme de disques japonaise m’a sollicité afin de sortir notre disque au pays du soleil levant. Cependant, elle voulait mettre en évidence le nom du pianiste et pas le mien (rires). Tout cela pour dire à quel point vous avez raison ! J’ai bien aimé tenir ce rôle de leader, mais cela s’est fait comme cela…je n’ai jamais cherché à m’imposer. C’était la bonne époque, j’avais le bon groupe et la musique qui s’y prêtait au bon moment. J’ai eu la chance d’enregistrer tous mes disques avec des musiciens fantastiques. Je ne réécoute jamais mes albums, mais il m’arrive de tomber sur l’un ou l’autre morceau à la radio et je trouve que nous avons vraiment fait de la bonne musique.
En 2013, j’ai décidé d’arrêter car je voulais faire plein d’autres choses. Quand on se concentre ou qu’on se centre sur son projet personnel, dans le meilleur des cas on ne fait plus que cela. Puis, en tant que leader, quand on est obligé de jouer avec d’autres groupes, on est contraint de décliner certaines propositions. On a moins de liberté… Lorsque j’ai décidé de faire mon dernier album, qui porte le nom sans appel de « Ultimo », je me suis senti super bien ! J’ai adoré l’idée… Donc on l’a fait puis avons donné deux ou trois concerts en étant accompagnés par des orchestres symphoniques. C’était absolument génial ! Puis, c’était terminé… Il est possible de voir sur internet un show, enregistré dans le cadre du Festival Jazz en Baie, où nous sommes en formation réduite. Il est assez représentatif de notre travail…
Vous continuez, aujourd’hui, à aller de l’avant en participant au projet WEARE4 avec le chanteur Sly Johnson, le pianiste Laurent De Wilde et le bassiste Fifi Chayeb. Ce groupe est très intéressant car intergénérationnel et doté de personnalités artistiques très différentes les unes des autres. Dernièrement, avec Sly Johnson, j’évoquais un mélange entre l’univers Blue Note et celui de la firme Motown. De votre côté, comment qualifieriez-vous la musique que vous produisez ensemble ?
En fait, c’est Sly qui fait le lien puisqu’il est un grand chanteur. Il sait faire de la beatbox, des concerts en étant absolument seul etc. Harmoniquement, il est très très très très fort ! Cela nous met tous d’accords car ce qui nous réunit, c’est la musique ! Dans la musique, il n’y a pas d’âge ! Même si une adaptation est nécessaire, nous apprenons les uns des autres. Le centre et le pilier de notre projet est, avant tout, la musique et notre but est d’en faire de la bonne. Après, le fait qu’il y en ait un qui est âgé de 73 ans, l’autre de 30 ou encore un autre de 50 n’a aucune importance…vraiment !
Vous venez de le dire, vous avez 73 ans. En 58 ans de carrière vous avez abordé tous les registres mais reste-t-il, malgré tout, quelque chose que vous aimeriez encore faire. Quelque chose qui vous manquerait en tant que batteur ?
Non… J’ai été gâté par les gens qui m’ont choisi et par ceux que j’ai choisis moi. J’ai été très gâté musicalement, amicalement et il y a toujours eu de la bienveillance à mon égard. Ceci-dit, je suis quelqu’un qui n’a pas d’égo et je remercie le ciel de ne pas en avoir…car cela facilite grandement les choses. Je continue donc à collaborer avec des gens, à faire de la musique avec des jeunes qui m’appellent et qui m’intègrent dans leur groupes constitués de musiciens émergeants. Qu’il s’agisse de jazz ou d’une musique voisine, leurs projets sont très intéressants… J’ai cette chance qui fait que je continue et que j’ai toujours le feu sacré. Je reste un passionné, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. Il y a, en effet, des gens de mon âge qui ont décroché. A l’inverse d’eux, je tiens à continuer le plus longtemps possible…jusqu’au moment où je ne pourrai plus… J’ai cette envie et, pour cela, il faut s’entretenir et rester à l’écoute de ce qui se fait. Je continue de travailler la batterie dans ma cave et de jouer avec des gens ! La solution est là, elle réside dans la passion !
Souhaiteriez-vous ajouter un dernier mot à cet entretien, évoquer une chose qui vous tienne à cœur ?
Mon rêve est que le jazz redevienne populaire comme il l’était dans les années 1960-1970. A ce moment-là, les Scènes Nationales programmaient dix ou quinze concerts de jazz par an alors qu’aujourd’hui ce n’est plus qu’un ou deux. Je suis un peu nostalgique de cette époque… J’aimerais aussi que tous nos si talentueux musiciens puissent vivre de leur musique, sans être obligés de courir le cachet afin de toucher des Assedic. Ce système est une abomination, même s’il est bien pratique… Il n’est pas dans ma façon de penser. De nos jours, on est un intermittent avant d’être un musicien. Je trouve cela triste… Il vaudrait mieux être musicien, oublier l’intermittence et vivre de son art. Il s’agit, probablement, là d’une volonté politique. Dans les temps de restrictions, c’est toujours la culture qui trinque en premier lieu…surtout la musique. Si on est peintre, on peut travailler chez soit… A moins de jouer seul, il faut des structures et un minimum d’argent pour faire de la musique. Ces 20 dernières années, les cachets ont diminué du tiers…mais ce n’est pas ça qui va nous arrêter (rires) !
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