Nda : Bad Juice est, probablement, le groupe qui possède le sens du timing le plus développé de toute la scène musicale indépendante française. Invité dans l’émission, le duo constitué par David et Thomas Schmidt est arrivé une minute avant la prise d’antenne. Ceci alors qu’il venait de passer une grande partie de la journée sur la route, après une héroïque prestation sur la scène du Point Ephémère. Un concert lui permettant de présenter au public parisien des extraits de son tout nouvel album, « Stack-O-Lee And Ten Other American Tales » (Little Sister Records). Un disque produit par Matt Verta-Ray (avec l’étroite complicité de l’épouse de ce dernier, Rocio) qui nous régale de par sa richesse musicale, qui lorgne du côté de toutes les sonorités américaines que nous apprécions ici. Un album fort, qui n’hésite pas à aborder des sujets « poils à gratter » (certaines formes de religions qui se servent de la crédulité des gens pour s’enrichir, l’égoïsme des politiciens, le délicat retour d’un soldat après la guerre…) et des thèmes à bannir de vos fêtes d’anniversaire (les crimes multiples, les viols…) ou des repas dominicaux chez vos grands-parents (le sexe…). Bref, une heure de bonheur qui s’est déroulée à la vitesse d’une cartouche propulsée par un bon vieux Colt des familles. En voici quelques extraits choisis, dont j’ai délibérément retiré un croustillant passage vantant les mérites du « Wichita walk off ». Bad Juice se fera, en effet, un plaisir de vous expliquer le principe de cette spécialité devenue sienne à la sortie de l’un de ses concerts…
Pour votre nouvel album vous avez, encore une fois, fait appel à Matt Verta-Ray. Quel a été son apport exact lors de l’enregistrement ?
Thomas : Lorsque nous avons envisagé d’enregistrer ce disque, nous avons ressenti l’envie de bénéficier d’une véritable production artistique. En effet, vous voulions profiter d’une oreille et d’un apport extérieur qui nous permettent de trouver la couleur de l’album. Auparavant, nous étions les seuls producteurs de nos albums. Là, nous voulions quelque chose d’autre… Comme nous avions déjà travaillé avec Matt Verta-Ray au sein de notre ancien groupe, The Swamp, nous avons immédiatement pensé à lui (sachant que nous partageons ses goûts et apprécions particulièrement ce qu’il fait au sein de Heavy Trash).
Pour cela, vous l’avez invité en Alsace où l’enregistrement du disque s’est déroulé…
David : Il y a en fait deux points notables. Pour The Swamp, il avait uniquement la casquette d’ingénieur du son. Nous étions allés enregistrer dans son propre studio mais c’est nous qui avions produit l’album. Dans le cas de figure présent, il est venu en tant que producteur et a posé son regard artistique sur le « truc ». De plus, non seulement il est venu, mais il est venu en étant accompagné par sa femme. Ce couple constitue un véritable binôme qui travaille ensemble. Son épouse, Rocio, a un sens de la chanson pop qui est assez marrant. Elle va droit au but et sait ce qu’elle veut (il faut que ce soit court et qu’il n’y ait pas de fioritures). Matt est davantage dans la réflexion, le sens de l’instrument et du son. Ce qu’il en résulte est quelque chose de vraiment pas mal et nous avons passé des moments très agréables avec eux. Ils nous ont vraiment apporté cette couleur si particulière, comme le disait Thomas.
Cet apport vous a, également, permis de bénéficier d’un spectre musical particulièrement large sur ce disque…
David : Oui et ils n’ont pas hésité à bousculer nos idées de départ. Une chanson prévue pour devenir un blues-boogie pouvait, ainsi, se transformer en un morceau de pub-garage. Ils entendaient des choses que nous n’entendions pas forcément de notre côté. Du coup, cet album est constitué d’un éventail de chansons rock américaines dont les tendances se portent aussi bien du côté du blues, que de la country music ou des ballades des années 1960. Il en résulte une sorte de déclaration d’amour à la musique populaire américaine…que nous avons réinterprétée à notre sauce…
Tout au long des 11 plages qui constituent l’album, on croise quelques musiciens additionnels. Quels sont les artistes qui vous ont accompagnés durant l’élaboration de ce projet ?
Thomas : Il y a déjà mon fils, Simon, qui a joué du vibraslap (rires) ! On y retrouve aussi la chanteuse Zeynep Kaya du groupe Hermetic Delight, Victor de Dirty Deep et, bien sûr, Tristan Thil qui était déjà le bassiste de The Swamp. Ce dernier est présent sur tous nos albums. Enfin, Xavier Kemmlein (également ex The Swamp) est à la guitare sur 2 morceaux.
David : Nous avons fait cela avec des gens que nous aimons et dont nous apprécions le talent. Nous souhaitions aussi inviter Thomas Schoeffler Jr. Ce dernier est bien venu lors des sessions mais il n’a fait que regarder et dire des conneries (rires). Il avait vraiment envie de faire du cowbell (c’est-à-dire taper sur une cloche) mais finalement, en raison d’un problème d’emploi du temps, il n’a pas pu être présent lorsque le moment s’est présenté. C’est donc moi qui m’en suis chargé (rires) !
D’ailleurs, en dehors d’un morceau (à savoir « Family man »), co-écrit avec Thomas Schoeffler Jr., tous les titres de l’album sont des compositions originales…
David : Il ne s’agit, en effet, que de morceaux que nous avons écrits. Nous envisagions de faire une reprise, à savoir une chanson de Solomon Burke. Mais puisqu’on nous a, textuellement, dit que le monde n’avait pas besoin d’une nouvelle reprise nous ne l’avons pas enregistrée. Ceci-dit, nous interprétons sur morceau sur scène donc ce n’est pas très grave (rires) !
Ce travail d’écriture s’est-il révélé long et fastidieux ?
Thomas : Certaines chansons ont été écrites il y a assez longtemps mais, les autres, ont été élaborées assez rapidement. Nous aimons nous fixer une « dead line » qui, dans cette circonstance, était le début de l’enregistrement du disque. Donc, certains titres ont été terminés juste avant notre entrée en studio. Nous n’avons pas du tout pensé aux arrangements en amont des sessions. Nous savions que ces derniers seraient élaborés sur le vif en compagnie de Matt et de Rocio. D’ailleurs, ils y ont vraiment mis leur « patte »…
David : L’album a été enregistré il y a un peu plus d’un an, alors que nous avons commencé à en écrire les premières chansons dès la sortie du précédent. Le point de départ en était presque l’émission que nous avions faite ici, en ta compagnie, le 9 novembre 2016. Je m’en souviens très bien car c’était le jour de l’élection de Donald Trump. D’ailleurs le disque évoque pas mal de choses qui se sont passées durant la première année et demi du mandant de l’actuel Président des Etats-Unis. En off, juste avant la prise d’antenne, nous nous demandions alors ce qu’allait être l’Amérique de Trump. Depuis, nous avons un peu vu (rires) ! Donald Trump a un problème en lui-même mais je ne sais pas si c’est lui le problème des USA. C’est plutôt le symptôme d’une chose que l’on constate tous les jours. Il a profité d’une crise américaine qui existe aussi dans les pays occidentaux. Aujourd’hui, on ne peut pas dire que les gens portent une grande confiance dans leurs hommes politiques et dans l’avenir. Ils se sentent dépossédés de certaines choses. Trump est juste quelqu’un qui a permis à des suprémacistes blancs de s’exprimer. Cela a eu des aspects positifs comme l’avènement du mouvement Me Too qui est né de l’extrême misogynie dont il a fait preuve pendant et juste après sa campagne présidentielle. C’est un peu un catalyseur de choses. Ces choses que nous avons racontées sur certaines chansons, bien que le disque est très loin de se contenter d’évoquer le Président américain. Comme l’album est très inspiré par la musique folklorique américaine, nous y revenons forcément sur les USA. C’est, aussi, pour cela qu’il est titré « Stack-O-Lee » car cette chanson accompagne la musique populaire américaine depuis le début du XXème siècle. Ce titre d’album n’est pas anodin…
Comment se déroule un enregistrement en compagnie de Matt Verta-Ray ?
Thomas : Nous avions une semaine de studio à disposition. Nous avons commencé très doucement car Matt et son épouse ont souhaité travailler très en profondeur, en prenant leur temps sur l’élaboration des arrangements et sur beaucoup de petits détails. Nous avons donc prévu un peu court et il a été nécessaire que tout le monde fasse un effort et que nous allions droit au but. De ce fait, nous avons fait un maximum d’enregistrements en live. Il y a des titres où toutes les prises sont live, même les solos de guitare. Nous avons fait en sorte d’aller le plus vite possible… Ceci-dit, c’est une méthode de travail que nous apprécions. On y trouve une énergie qui disparait lorsqu’il y a trop de prises et d’overdubs pour une même chanson. Il n’y a que les claviers qui ont été ajoutés, par la suite, à New York ainsi que certains petits détails qui ont été revus en studio.
David : Nous avions de très grosses journées de travail et celui qui était le plus à plaindre était notre ingénieur du son. Ce dernier commençait tôt le matin et terminait tard le soir. Nous avons fait quelques sessions nocturnes, c’était vraiment une semaine très dense.
De manière générale, les chansons qui constituent l’album ne transpirent pas l’optimisme…
David : C’est vrai…(rires) ! C’est ce que Thomas me faisait remarquer. Lors de l’enregistrement, quand il voyait les textes il me disait « ah, c’est vraiment super drôle… ». Si le disque n’est pas très optimiste dans son ensemble on y trouve, malgré tout, des choses qui sont drôles. Par exemple, notre passion commune qui est…le sexe ! On en parle, de temps en temps, dans l’album (rires) ! Au final, il ne s’agit en rien d’un disque déprimant car nous nous sommes efforcés de traiter certains thèmes difficiles avec du recul et un minimum d’humour.
Le son d’ensemble du disque est particulièrement ancré dans les années 1950-1960. Pour exemple, un morceau tel que « You are my love », m’a beaucoup fait pensé au titre « Donna » de Richie Valens. J’ai l’impression que vous vous nourrissez encore beaucoup des musiques de ces années-là…
Thomas : Nous adorons Buddy Holly, Eddie Cochran et, évidemment, Ritchie Valens. Bref, toute la scène rock’n’roll de la deuxième partie des années 1950. C’est de cette manière qu’a été pensée puis écrite la chanson que tu viens de citer. Matt et Rocio l’ont bien compris et sont parvenu à transcrire ce côté un peu « fleur bleue » et très années 50.
David : Nous souhaitions écrire un morceau un peu « sirupeux ». Matt et Rocio ne se sont jamais posé la question concernant nos goûts si prononcés en ce qui concerne les musiques américaines. Par contre, ils se posaient la question concernant le choix de l’anglais ou du français pour le chant. En effet, ils considèrent que c’est toujours mieux de s’exprimer dans sa langue natale. Finalement, compte tenu de la couleur musicale de l’album, ils ont compris que l’anglais marchait mieux… Sinon, le fait d’aborder ces registres en tant que français, ne les a pas fait se poser des questions. Il faut dire que Matt Verta-Ray, au sein d’Heavy Trash, a toujours tenu à mélanger tous ces registres (soul, rock’n’roll, rockabilly, blues…). Une démarche qui est, également, la nôtre.
Ont-ils pu « mettre des freins » à certaines de vos idées de départ ou, au contraire, est-ce que c’est vous qui les avez « freinés » sur certains points ?
Thomas : Nous nous sommes, vraiment, laissés faire. Rocio a un sens très développé en ce qui concerne l’attrait des chansons. Pour elle, il faut que ce ne soit jamais ennuyeux et que le résultat reste dans les oreilles. De notre côté, nous avons de « vieux réflexes » de musiciens avec des débuts à 4 mesures etc. Elle taillait dans ces idées préconçues et n’hésitait pas à nous faire réduire la durée de nos couplets ou de nos introductions. Nous avons donc réécrit les morceaux pour qu’ils soient « accrocheurs ». C’est, d’ailleurs, aussi pour cela que nous avions décidé de faire venir ce couple…
David : Effectivement, nous les avons laissé faire. Il n’y a eu aucun frein entre nous tous. Nous acceptions de changer la couleur de nos morceaux afin que cette dernière corresponde à ce qu’ils avaient en tête. Nous avons, aussi, beaucoup travaillé sur les textes. Certes nous chantons en anglais,mais eux souhaitaient que ça sonne comme de l’américain. C’est pour cela que l’on retrouve des expressions propres à la langue américaine sur le disque. Matt tient énormément aux rimes, donc nous avons été contraints d’adapter nos textes à cet effet (rires). Le résultat est plutôt cool, donc nous sommes contents ! Le fait d’avoir ce regard extérieur est une chose très bénéfique, cela n’est en rien frustrant…bien au contraire ! Nous voulions qu’ils travaillent avec nous pour que, justement, ils mettent leur grain de sel, qu’ils nous bousculent et nous sortent de notre zone de confort. Ils nous ont fait modifier de nombreuses choses que nous ne pouvions soupçonner. C’est une très bonne chose et, de toute façon, c’est ce que nous souhaitions. Nous aimons être bousculés et brutalisés. En fait, nous sommes un peu masos (rires) !
Un producteur américain, une sonorité américaine, un jargon américain utilisé dans vos textes… Bref, tout sonne très américain. Est-ce pour vous une déclaration d’amour à une certaine forme de culture américaine, est-ce plutôt une manière de pointer du doigt certaines dérives constatées dans ce pays ou est-ce un peu des deux ?
Thomas : C’est un peu des deux mais c’est, surtout, une déclaration d’amour à la culture américaine. Ce n’en est pas une vis-à-vis du peuple américain comme nous pouvions l’évoquer tout à l’heure… La culture américaine (qu’il s’agisse de musique ou de cinéma) a baigné notre enfance. C’est celle qui m’a forgé. Avec David, en tant que frères, nous avons écouté les mêmes disques et regardé les mêmes films. De ce fait, nous avons les mêmes références… Cette culture américaine est d’une richesse phénoménale. Elle est variée, décomplexée et populaire… Le rock’n’roll qui puise ses racines dans le blues et la country music en est la preuve. C’est le moyen d’expression que nous employons et c’est la musique qui nous touche le plus ! C’est pour cela que nous la jouons !
David : Nous avons un grand amour pour cette musique et nous avons souhaité faire un disque qui reflète ce que nous aimons au sein de celle-ci. Si ce n’est pas une déclaration d’amour vis-à-vis des américains, nous avons eu la chance d’avoir un américain que nous aimons à nos côtés afin de réaliser notre projet...
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