Nda : Tout juste arrivés d’une tournée en Angleterre et en Irlande, les quatre membres du groupe Carolina Chocolate Drops; Rhiannon Giddens (chant, violon), Dom Flemons (chant, guitare, banjo, flûte, percussions) Leyla McCalla (violoncelle, chant), Hubby Jenkins (mandoline, guitare, banjo, chant), bien que particulièrement fatigués, ont accepté de répondre à ces quelques questions. Ils ont donné, quelques heures plus tard, un concert à la hauteur de leur réputation (Rhiannon faisant même preuve, malgré sa grossesse, d’une impressionnante agilité).
Ils ont ainsi démontré que leur succès (leur dernier album en date a squatté les premières places des charts bluegrass et folk, du top Heatseekers et s’est classé parmi les meilleurs ventes américaines du Billboard) n’a rien d’un hasard…
Afin de débuter cet entretien, pouvez-vous me dire quand s’est précisément formé le groupe ?
Rhionnon Giddens : Dom Flemons et moi-même avons commencé à jouer ensemble en 2005. Au départ nous étions, occasionnellement, rejoints par le guitariste Justin Robinson.
Puis, nous avons tourné dans cette formule jusqu’en 2010, lorsque Justin a décidé de ne plus passer sa vie sur les routes et d’arrêter les tournées.
C’est à ce moment là que Hubby Jenkins a intégré le groupe, tout comme Adam Matta (percussions et beatbox) qui lui aussi a décidé d’emprunter une autre direction depuis.
Nous avons, cependant, eu la chance de pouvoir accueillir Leyla McCalla en notre sein.
De ce fait, cela fait presque deux ans que nous nous produisons sous la forme d’un quartet.
De quelle manière l’amour des musiques traditionnelles américaines est-il né en vous ?
Dom Flemons : Je dirais que cette passion s’est déclenchée lorsque j’ai commencé à écouter beaucoup de rock and roll, de blues et de country music. Puis, je me suis naturellement orienté vers d’anciens groupes de musiciens noirs qui jouaient du violon et du banjo. A partir de ce moment là, je ne me suis plus arrêté d’en écouter et je me suis totalement plongé dans l’univers du banjo.
Les américains sont-ils encore intéressés par ces sons aujourd’hui ?
Dom Flemons : Cela à tendance à revenir, leur intérêt va en croissant au fur et à mesure des années.
Au début de notre carrière, il n’y avait que des petits groupes de spectateurs qui se pressaient à nos concerts. Ces groupes se sont élargis petit à petit et nous avons la chance de pouvoir nous produire devant des foules de plus en plus impressionnantes actuellement.
Je pense que certaines personnes cherchent à nouveau à s’éduquer afin d’obtenir une bonne culture musicale. Elles souhaitent revenir à des bases solides tout comme j’ai pu le faire lorsque j’ai commencé à m’intéresser à la musique des vieux bluesmen. A leur écoute, je me suis retrouvé plongé dans un océan de sensations et j’ai ressenti une émotion que j’ignorais jusqu’alors.
Ceci dit le travail à faire reste important et j’espère que notre existence permettra de sensibiliser et d’éduquer de plus en plus de gens dans ce domaine. Aujourd’hui, ils sont encore nombreux à confondre le blues et le bluegrass et à être étonnés de voir des noirs jouer du banjo. Ils ne savent pas qu’il y a une vraie tradition afro-américaine dans ce domaine… elle remonte à très loin !
Ces personnes ne connaissent pas l’histoire musicale de leur pays et nous considérons comme un devoir de leur inculquer un minimum de savoirs dans ce domaine. C’est la mission du groupe…
A titre personnel, qu’est-ce qui vous touche le plus dans cette musique ?
Rhionnon Giddens : Je crois, en ce qui me concerne, qu’il s’agit tout simplement des sons des instruments en eux-mêmes. J’adore le violon, le banjo, le violoncelle et tous les objets traditionnels qui servent à faire de la musique. C’est un plaisir de pouvoir nous retrouver tous ensemble et de pouvoir en produire. C’est quelque chose de vraiment très rafraichissant (rires).
Hubby Jenkins : C’est une musique qui est très spontanée et qui est le fruit d’une certaine urgence. Elle reflète l’état d’esprit des gens et leur permet de gagner confiance en eux.
Pouvez-vous me parler en détails de vos influences exactes ?
Doms Flemons : Bien sûr…
En ce qui concerne nos influences, il y a trois choses essentielles à retenir.
Dans un premier temps, il s’agit de notre respect pour la Music Maker Relief Foundation.
Cette organisation permet à de nombreux musiciens oubliés de sortir de l’ombre.
Puis il y a Yazoo Records qui réédite, depuis longtemps, de magnifiques albums contenant des enregistrements de musiciens traditionnels.
Enfin, il y a le label Sun Records de Memphis, Tennessee qui lui n’existe plus, mais qui a permis au monde entier de découvrir d’illustres artistes de rock’roll.
Ce sont, à mon humble avis, nos trois grandes influences…
Malgré votre succès actuel, êtes-vous restés en contacts avec la fondation Music Maker ?
Rhionnon Giddens : Oh, oui… d’ailleurs Tim Duffy, qui a fondé Music Maker, est l’un de nos managers. Nous avons l’occasion de lui parler toutes les semaines. De son côté, Dom travaille avec beaucoup d’anciens artistes (notamment originaires de Virginie) et les aide à monter des tournées. Nous continuons d’être actifs auprès de cette fondation et nous la soutenons totalement.
Il m’a semblé apercevoir Captain Luke (incroyable chanteur de blues né en 1926 et originaire de Caroline du Sud, il est reconnaissable à sa voix de baryton et a été découvert par la fondation Music Maker, nda) en tant que figurant, dans le clip vidéo de votre chanson « Country girl », est-ce bien lui ?
Rhionnon Giddens : Oui absolument (rires) !
Doms Flemons : D’ailleurs ce clip a été tourné au domicile de Tim Duffy, en tout cas en ce qui concerne les scènes qui représentent la grande fête. Les figurants sont, pour la plupart, des membres de nos familles, des amis ainsi que des musiciens qui figurent au sein du catalogue Music Maker.
De quoi parlez-vous dans vos chansons ?
Rhionnon Giddens : Nous évoquons de nombreuses choses…
Une part importante de nos chansons sont des ritournelles traditionnelles…
Toutes se font l’écho du quotidien des gens : la vie, l’amour et de tout ce qui peut nous toucher chaque jour.
Hubby Jenkins : Elles sont aussi le reflet de nos humeurs et font, de ce fait, parfois preuve d’humour. Il ne faut pas perdre de vue que de nombreux airs traditionnels étaient agrémentés d’humour !
Vous arrive-t-il, parfois, de vous transformer en groupe contestataire ?
Rhionnon Giddens : En groupe contestataire ? Non, pas du tout…
Pourtant vous reprenez la chanson « George Jackson » (militant noir membre du Black Panther Party, tué en 1971 en prison où il a passé les 12 dernières années de sa vie, nda), de Bob Dylan, sur votre dernier album en date (il s’agit en fait d’un bonus, uniquement présent sur l’édition européenne du disque distribuée par Dixiefrog, nda) ?
Dom Flemmons : Nous ne pouvons nier les faits historiques qui se sont déroulés dans le passé.
C’est en les abordant que nous pouvons passer pour un groupe contestataire, même si ce n’est pas notre vocation première.
Nous cherchons également à sensibiliser les gens sur l’existence des orchestres de musiciens noirs qui jouaient des instruments à cordes (violon, banjo, violoncelle etc…). Ce registre musical est toujours associé aux blancs, alors qu’ils n’étaient pas les seuls à le produire. Quand tu regardes dans n’importe quel livre qui traite de ce sujet, tu constateras que les musiciens noirs sont très rarement cités.
Concernant « George Jackson », nous avons enregistré cette chanson lors d’une session destinée a agrémenter un album hommage à Bob Dylan, vendu au profit d’Amnesty International (album « Chimes Of Freedom » , nda). Nous avons repris deux titres pour ce disque, dont « George Jackson » (le deuxième titre en question est « Political world », nda).
Pouvez-vous revenir sur votre collaboration avec Buddy Miller (excellent auteur-compositeur et chanteur de country music, nda), qui a produit votre album « Leaving Eden » ?
Rhionnon Giddens : On nous a suggéré de le prendre comme producteur pour ce disque. Nous l’avons donc rencontré et avons vu la manière dont il travaille. Nous étions vraiment en accord avec la direction artistique qu’il voulait emprunter pour ce CD. De plus, il a vraiment une excellente réputation.
Nous sommes allés chez lui, dans sa maison et y avons enregistré quelques titres. Il nous a redécouverts, un peu comme si nous étions un nouveau groupe, que nous faisions une nouvelle musique avec de nouveaux membres. Il nous a beaucoup aidés. C’était une très bonne expérience !
Pouvez-vous me parler, plus en détails, de ce disque ?
Dom Flemmons : On retrouve beaucoup d’influences différentes dans ce nouveau disque « Leaving Eden ». Ceci est, en particulier, lié à la présence d’Adam Matta à la beatbox qui a également tourné avec nous à une période. Dans la version française de l‘album, se trouvent deux chansons supplémentaires enregistrées avec le soutien d’un autre groupe, Luminescent Orchestrii (il s’agit des morceaux traditionnels « Escoutas (Diga, diga, diga) » et « Short dress gal », nda). En plus d’Adam, il y a donc de nombreux musiciens qui ont travaillé avec nous sur ce projet. Une session a aussi été réalisée avec de merveilleux musiciens additionnels (sur le titre « Knockin‘ », nda).
C’est en cela que ce nouveau disque est différent de ses prédécesseurs. Il y a aussi certaines chansons, comme « Ruby are you mad at your man ?» ou « George Jackson » qui sont légèrement teintées de rythmes évoquant le hip-hop et le rap. C’est vraiment un répertoire diversifié que nous proposons sur notre dernier album, c’est vrai ! Il y a aussi un clin d’œil à la musique d’Afrique du Sud sur le morceau titre « Leaving Eden » que j’estime être une très belle balade. Nous nous sommes inspirés de plusieurs endroits différents de la planète…
Hubby Jenkins : Je pense également que l’une des grandes différences avec le précédent album du groupe est lié à la manière d’enregistrer en elle-même. Nous jouions tous ensemble dans le studio et n’avons pas abusé des overdubs. Nous avons évité d’enregistrer chacun dans un box séparé des autres. Le but était de capter un son live afin de rester le plus fidèle possible à l’esprit originel de notre musique. Nous l’avons fait autant que possible et c’est un procédé que j’apprécie particulièrement…
Quelle serait, pour vous, la définition qui collerait le mieux à votre univers musical ?
Dom Flemmons : Tu sais, je crois que le terme générique qui nous correspond le mieux est « musiques roots américaines ». Beaucoup des musiques que nous jouons proviennent des fondations mêmes de notre héritage culturel. Il y a du blues que tu peux retrouver dans le jazz, le rock’n’roll et même dans le hip-hop et le rap.
Leyla McCalla : Je crois que l‘un des buts de notre aventure est de redéfinir ensemble une musique née il y a très longtemps.
Dom Flemmons : Oui, d’autant plus qu’il y a une chose très importante dans le groupe, qui est le fait de proposer notre propre interprétation de l’univers musical dont nous sommes issu. Nous mettons un point d’honneur à rester original et prenons, ensemble, les décisions qui nous permettent de le rester.
Leyla McCalla : C’est exactement cela, nous cherchons à personnaliser notre travail…
Quels chemins souhaiteriez-vous faire emprunter à votre musique dans l’avenir ?
Dom Flemmons : Je suppose que cela va se définir très rapidement. Il n’est pas toujours aisé de savoir quelle direction prendre. Nous commençons à parler ensemble de notre prochain album et travaillons sur de nouvelles chansons mais n’en avons pas encore établi le cadre précis.
Rhionnon Giddens : La chose la plus importante pour nous et de ne jamais être classé dans une « catégorie » en particulier. Nous avons grandi depuis notre tout premier album et en sommes très fiers. Nous faisons en sorte que les choses viennent naturellement, sans prendre une direction définie longtemps à l‘avance. Nous voulons continuer notre parcours de musicien de manière individuelle mais également tous ensemble afin de continuer à progresser. Cela fait partie des projets que nous avons…
Avez-vous une conclusion à ajouter ?
Dom Flemmons : Nous sommes enchantés d’être en France, nous aimons particulièrement ce pays…
Justement, que pensez-vous du public français, dont l’origine culturelle semble pourtant très éloignées des préoccupations des artistes qui faisaient partie des premiers black string bands ?
Rhionnon Giddens : Dom et moi sommes les seuls membres du groupe a déjà avoir eu l’occasion de nous produire pour le public français. C’est, en effet, la première fois que nous jouons dans notre formule quartet ici…
Chaque public est différent d’un pays à l’autre.
Les français ont la particularité d’être très attentifs. Ils écoutent et regardent les spectacles avec beaucoup d’intérêt. C’est très agréable pour les artistes, d’autant plus qu’ils savent aussi réagir aux bons moments. Nous sommes très heureux de revenir à leur rencontre…
Remerciements : Stéphanie Collard et Caroline Hollard du service de presse du Nancy Jazz Pulsations, Yohann de Nueva Onda.
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