Clyde Wright
L'émission "blues" de radio RDL Colmar animée par Jean-Luc et David BAERST


Nda : Né le 1er mai 1928 à Mecklenberg Country en Caroline du Nord, Clyde Wright est aujourd’hui principalement reconnu pour avoir été (sur une durée de 58 ans) l’un des solistes du Golden Gate Quartet. Sa carrière, extrêmement riche, l’a conduit sur les scènes les plus prestigieuses de la planète et lui a permis de côtoyer les plus grands de ce monde. Toujours actif, ce jeune homme de 85 ans continue de se produire en public et n’a pas fini de nous réserver des surprises. Le fait de l’interroger (même pendant une heure et demie) a relevé pour moi de l’exercice de style, tant il a de choses à dire. Avec humour, gentillesse et émotion, il s’est prêté au jeu et a accepté de réunir ses très nombreux souvenirs du mieux possible. A son contact, je me suis en tout cas rendu compte que j’interviewais là un acteur majeur de l’histoire des musiques afro-américaines… en même temps qu’un témoin essentiel des conditions de vie du peuple noir, aux Etats-Unis, dans la première partie du XXème siècle. Rencontrer Clyde Wright, c’est définitivement toucher l’histoire… 66

Clyde, votre carrière est extrêmement riche et il sera difficile d’en faire le tour en une seule rencontre. Malgré tout, j’aimerais débuter cet entretien en remontant jusqu’à votre enfance en Caroline du Nord. Pouvez-vous évoquer cette période de votre vie et me parler, notamment, de votre environnement familial ?
Mon père était déjà un grand fan de musique. C’est d’ailleurs par le biais de cet art que nous pouvions nous « libérer » de nos tâches quotidiennes, puisqu’il gardait alors une ferme (il était métayer, nda). J’avais trois frères et nous formions un quartet ensemble. Chaque jour, à l’heure du déjeuner, nous chantions pendant environ une heure et demi. Puis, nous retournions travailler dans les champs. C’est de cette manière que j’ai commencé alors que je devais être âgé de 4 ans. Ce qui est incroyable, c’est que j’ai complètement hérité de la voix de mon père et c’est avec elle que j’ai mené une carrière au sein du Golden Gate Quartet.

Votre vie était-elle heureuse dans cette Amérique ségrégationniste, malgré vos durs labeurs quotidiens. Comment viviez-vous au quotidien ?
Nous étions, bien sûr, confrontés à des problèmes raciaux. En effet, beaucoup de choses étaient alors interdites au peuple noir. Malgré tout, nous avons appris à vivre dans ces conditions et je ne peux pas dire que nous étions vraiment malheureux. Nous vivions à la campagne et, de ce fait, nous pouvions avoir accès à tout ce que nous voulions. En effet, cette région était riche en jolies filles, en mules, en vaches et nous pouvions déguster de délicieuses cerises, des poires et toutes sortes de choses. De plus, l’eau y était vraiment très bonne car elle était directement issue de notre puits. Elle était, en tout cas, bien meilleure que l’eau de ville que je pourrais définir en employant un terme français plutôt choquant (rires).

A ce moment-là, vous chantiez déjà le dimanche matin à l’église. Puis, vers l’âge de 10 ans, vous avez appris les rudiments de nombreux instruments de musique (trombone, tuba, batterie, guitare…). Etiez-vous autodidacte, aviez-vous des professeurs ou est-ce des membres de votre famille qui vous ont initié ?
Les professeurs n’existaient pas encore… Ce sont donc des membres de ma famille qui m’ont permis de bénéficier d’un tel apprentissage. Ma mère était née en 1900 et mon père en 1902 et, dans notre village, nous avions une église énorme. Elle ne ressemblait pas aux églises que nous connaissons. C’était, en fait, une grande tente dans laquelle il y avait des instruments de musique. Ma mère et ma tante jouaient de la guitare et mon père jouait du banjo. Il était un grand fan de cet instrument. Avec son père et son oncle, ils formaient même un petit groupe tous les samedis soirs. Tout le monde se retrouvait à la maison afin d’assister à ces soirées. Ce sont probablement ces dernières qui, à ce moment-là, m’ont le plus donné l’envie de faire de la musique. Bien sûr, on y chantait aussi…Dans notre église, mes frères et moi avions un très bon niveau. Je pense que nous surpassions les autres groupes. Pour cela, nous nous inspirions de la musique « jubilee » alors que les autres interprétaient du gospel. Si l’église était énorme et pouvait contenir aux alentours de trois ou quatre mille personnes, nous n’avions pas de micro pour nous faire entendre. C’est pour cette raison que nous avions perdu une compétition contre un groupe de filles. Comme leurs voix étaient plus « piquantes » que les nôtres, elles se diffusaient mieux à l’intérieur de la tente…Je me souviens aussi du sol de cette église de fortune. La terre y était recouverte de sciure afin de protéger les gens qui dans leur euphorie, sautaient partout et pouvaient tomber. Nous étions vraiment à la campagne et la ville la plus proche était Charlotte. Telle était notre musique, uniquement constituée de spirituals. Ma mère ne m’a jamais entendu chanter une seule chanson pop ou profane, elle n’aurait pas du tout aimé cela. Cependant, j’en interprétais à l’école car il y avait de belles filles. Je leur jouais du blues… ça marchait bien !

Puisque vous aimiez le blues, quels étaient alors vos artistes préférés… dans un domaine plus profane que le gospel ? (rires)
 C’est drôle car, à cette époque-là, on entendait partout la musique de Louis Armstrong. C’était à ses débuts et il était déjà apprécié par de nombreuses personnes. Par contre, à titre personnel, je n’aimais pas beaucoup son style. Non pas en raison de sa musique mais en raison de la teneur de ses textes. Je me souviens, en particulier, d’une chanson qui disait cela « I’ll be glad when you’re dead… » (Clyde se met alors à fredonner une bonne partie de la chanson « I’ll be glad when you’re dead, you rascal you » qui avait été reprise en français par Serge Gainsbourg et Eddy Mitchell sous le titre « Vieille canaille », nda). Je n’étais qu’un gamin et j’étais choqué par de tels propos. Je n’aimais donc pas sa façon de chanter mais, plus tard, j’ai rencontré Louis Armstrong en France. J’ai alors réalisé que cet homme était extraordinaire. Puis, il faut avouer qu’il a été une grande source d’inspiration pour de nombreux musiciens noirs américains. Ce qu’il jouait n’était pas écrit, ça venait de son cœur…

Très tôt, à l’âge de 17 ans, vous avez intégré votre premier groupe The Golden Bell Quintet…
Oh, mais vous connaissez tout ! Effectivement, c’était mon premier groupe professionnel car j’étais payé. Auparavant, je chantais avec un groupe de l’école car j’ai toujours aimé la musique des quartets. Le Golden Bell Quartet avait pris la place de la première formule du Golden Gate Quartet (créé en 1934). Fondé dans les années 1920, mon père en était déjà un grand fan. C’était extraordinaire… Le chanteur basse n’avait qu’une jambe, on l’appelait Peg en référence au terme « peg leg » (jambe de bois). Il avait une manière de chanter très drôle. Les gens l’adoraient et sa voix était assimilée au bruit que pouvait faire le célèbre modèle de voiture T-Model, construit par la marque Ford.

Puis vous avez joué avec les Selah Singers et Mahalia Jackson. Pouvez-vous évoquer votre travail aux côtés de cette immense star ?66
C’est une chose qui est difficile à évoquer car, chaque fois, le fait de parler d’elle me prend au cœur. Elle était un peu ma « maman de chanson »…Nous avons fait de la radio, à New-York, ensemble alors qu’elle était presque au début de sa carrière. Elle avait été découverte par une femme juive, Bess Berman qui était propriétaire de sa propre maison de disques (Apollo Records, fondée en 1944 et disparue en 1962, nda).D’ailleurs, personne ne serait là s’il n’y avait pas eu de juifs…Bess était une femme qui savait reconnaitre les talents et elle a signé Mahalia Jackson alors, qu’à ce moment-là, peu de gens appréciaient cette dernière. Il faut dire que la première grande vedette, dans le registre des spirituals, était Sister Rosetta Tharpe avec laquelle j’ai aussi travaillé dans les années 1940. Mahalia a donc enregistré son premier disque pour madame Berman. Ce n’était pas toujours facile entre elles, au niveau relationnel, car Mahalia était une femme dominante qui savait ce qu’elle voulait. Si elle n’obtenait pas satisfaction, elle n’hésitait pas à quitter le studio…Nous étions tous à New-York avec le Golden Gate Quartet mais aussi The Dixie Hummingbirds, The Soul Stirrers et beaucoup d’autres groupes de gospel. Nous chantions tous une chanson le dimanche matin, dans le cadre de l’émission de radio. Bess Berman était tellement intelligente, qu’elle arrivait à produire des disques rivalisant avec la firme Columbia Records qui était dominante à l’époque. Avec le Golden Gate Quartet, nous avons même pu accompagner Mahalia sur une ou deux chansons. Puis Bess a négocié avec Columbia et a vendu Mahalia à cette célèbre maison de disques. Cela lui a fait gagner énormément d’argent, elle était vraiment très intelligente (rires) ! Par la suite, Mahalia (sur les conseils de Columbia Records) a quitté New-York pour Chicago. Là-bas, elle a également obtenu une émission de radio tous les dimanches matin. Elle est vraiment entrée en « concurrence » avec Sister Rosetta Tharpe, même s’il n’y avait pas vraiment de rivalité entre elle puisqu’elles possédaient toutes les deux leur propre style. Mahalia a remporté ce « duel » grâce à l’impact qu’a eu son émission de radio. Elle est donc devenue la plus grande star du gospel…La dernière fois que je l’ai vue, c’était à Berlin, à l’occasion de la diffusion de la première émission de télévision européenne en couleur. Nous étions installés à l’hôtel Hilton de la ville, moi au sixième étage et Mahalia au quatrième. Malheureusement, elle a eu des problèmes cardiaques. Elle se réveillait difficilement… Notre agent (Mahalia Jackson et le Golden Gate Quartet avaient alors le même tourneur en Allemagne, nda) est venu frapper à ma porte. Il m’a demandé de l’accompagner car elle ne se sentait pas bien (contrairement à la veille où elle me semblait en bonne forme). Il a ajouté qu’elle voulait me voir. Je me suis donc habillé et je suis allé la voir. Elle était alitée et me regardait, de manière inhabituelle, avec des yeux un peu « gris ». Elle m’a toujours appelé « my baby » et j’étais très inquiet en lui demandant ce qu’elle avait. Le docteur l’examinait avec un stéthoscope. Il m’a dit qu’elle tenait à participer à cette émission, mais qu’il ne voulait pas être responsable en cas de problème lié à son état de santé. Selon lui, son cœur ne pouvait pas tenir le coup… Mahalia Jackson a entendu toute cette conversation puisqu’elle était couchée à côté. Elle m’a alors dit « Mon fils, dit à ce médecin que si je meurs en chantant, ce sera la plus belle fin pour moi… donc je chanterai ce soir ! ». Le médecin lui a, de ce fait, fait signer une décharge et il est parti. Lors du spectacle du soir, elle a été incroyable. Le docteur lui avait fait une piqure en lui précisant qu’elle ne pourrait interpréter qu’une chanson mais elle a, finalement, offert trois titres aux téléspectateurs. Puis elle a quitté le plateau en dansant… Après cette prestation, elle est restée trois jours à l’hôpital car son état était très préoccupant. Puis elle s’est remise et est retournée à Chicago. Je ne l’ai plus revue après cela car elle n’est plus revenue en Europe et parce que j’étais continuellement sur les routes avec le Golden Gate Quartet. Trois ans plus tard, alors que je discutais avec des artistes de musique classique, l’annonce de la mort de Mahalia et tombée à la radio (le 27 janvier 1972, nda)…

Nda : Clyde, est alors extrêmement ému, je décide de marquer une petite pause de quelques minutes dans notre conversation…

J’aimerais revenir sur vos débuts au sein du Golden Gate Quartet. Dans quelles circonstances avez-vous intégré ce groupe ?
J’ai effectué mon service militaire dans les années 1950. Avant cela, j’étais membre du Selah Jubilee Singers. Une expérience qui a été très enrichissante. J’avais été découvert par The Five Blind Boys Of Mississippi, un groupe adorable qui se produisait dans un style différent du mien. Eux, pratiquaient un vrai gospel et possédaient de grandes voix. Ils n’avaient pas besoin d’utiliser des microphones. Je leur avais demandé s’ils avaient besoin d’un guitariste mais ce n’était pas le cas, car ils chantaient uniquement a capella à l’époque. Par contre ils m’ont aiguillé vers le Selah Jubilee Singers car leur guitariste venait de tomber malade. Après une audition, je prenais la route avec eux dès le lendemain. Au bout de 5 ou 6 concerts je suis aussi devenu chanteur dans ce groupe. Nous sommes allés à New-York où j’ai rencontré le leader du Golden Gate Quartet (probablement Orlandus Wilson, nda). Cet ensemble avait alors des difficultés avec son deuxième ténor. Je pensais être trop jeune mais grâce à ce que m’avais appris mon père lorsque j’étais enfant, j’ai pu obtenir la place au détriment d’une vingtaine d’autres candidats… dont certains sont devenus célèbres par la suite. J’avais une très bonne connaissance de leur style et j’ai été engagé.

Selon vous, comment se fait-il que ce groupe soit devenu si légendaire et que sa durée de vie ait été si longue ?66
 Il était complètement différent de tous les autres groupes. Il a commencé dans un registre a capella mais quand le producteur John Hammond l’a découvert, il a su le faire évoluer. Le travail des harmonies vocales a été très important, même si cela peut paraitre simple au premier abord. On trouve trois styles distincts dans la musique du Golden Gate Quartet. A savoir des negro spirituals, du folklore américain et des chansons plus proches du blues (qu’à titre personnel, j’aimais un peu moins).

Pensez-vous que ce groupe a eu un rôle politique aux Etats-Unis ?J’ai l’impression qu’avant le Golden Gate Quartet ce type de musique était rés

ervé à la population afro-américaine et que vous avez brisé des frontières en l’ouvrant à un public blanc…
Oui, effectivement… D’ailleurs le groupe a souvent chanté pour le gouvernement américain. Je pense même que nous faisions parfois partie d’une sorte de propagande. Ceci-dit, nous étions toujours très bien traités… avec beaucoup de respect. Avant mon arrivée dans le groupe, ce dernier avait chanté lors de l’investiture du président Roosevelt. Puis nous l’avons fait pour le président Eisenhower qui nous a permis de réaliser un tour du monde pendant 52 semaines. Nous avons joué dans presque tous les pays de la planète…Nous étions gentiment payés mais il s’agissait tout de même de propagande. Après la deuxième guerre mondiale il fallait, en effet, renouer une certaine amitié avec tous les pays. C’est l’Amérique… J’ai pu en profiter et en tirer une solide expérience. Sinon je ne serais pas là pour en parler avec vous. Par ailleurs, j’ai toujours essayé de me mêler au public, ce qui était défendu par notre management situé à Broadway. Je passais outre et, chaque fois que je me rendais dans un pays, j’allais au contact de ses habitants et essayais de voir ce qui s’y passait (Clyde me parle alors un peu en japonais, en espagnol, en suédois etc…, nda). J’ai adoré l’Israël, où nous étions le deuxième ensemble américain à y donner des concerts (après le Count Basie Orchestra). Ce devait être en 1957. Nos chansons principales évoquaient l’Israël (« Joshua fit the battle of Jericho », « Little David play on your harp », « Moses smote the water » etc…). Ce sont d’ailleurs des juifs qui nous manageaient aux USA… sans eux, je ne serais pas là aujourd’hui.

Quand et pour quelles raisons vous êtes-vous installé en France ?
J’ai vécu en France une première fois pendant la guerre de Corée. A l’âge de 22 ans j’étais à l’armée au sein d’une compagnie de combat. Mon nom m’a sauvé car Wright était le dernier inscrit sur la liste alphabétique. J’étais entrainé mais le jour de l’affectation tout le monde est parti en Corée sauf moi et un autre soldat nommé Wood. Lui et moi nous sommes donc retrouvés affectés en Europe dans une autre compagnie. A titre personnel, je me suis retrouvé dans une base française à Bordeaux pendant deux ans. Comme j’étais artiste, j’y ai aussi organisé des spectacles et j’y ai chanté…

Bien sûr, je ne peux pas oublier d’évoquer votre rencontre avec Elvis Presley à Paris. Vous avez même chanté avec lui à cette occasion. Vous souvenez-vous bien de ce moment ?
 Oui, bien sûr, c’est une chose qu’on ne peut pas oublier. Mais en fait, c’est lui qui a chanté avec le Golden Gate Quartet et non l’inverse. C’est, en effet, lui qui en avait fait la demande (rires) ! Nous nous produisions au Casino de Paris dans un spectacle avec Line Renaud. Pendant l’une de ses permissions (Elvis effectuait alors son service militaire en Allemagne, nda), il est venu nous voir car nous étions son quartet préféré. Il a assisté au spectacle et quelqu’un l’a reconnu dans la salle. Cette personne en a informé Loulou Gasté (musicien-compositeur et producteur, mari de Line Renaud, nda) et ce dernier, après avoir constaté la chose à son tour, en a parlé à son épouse. Il nous a également prié nous rendre dans la loge de Line après le spectacle. Nous pensions qu’il voulait nous dire quelque chose mais, une fois sur place, Loulou est venu avec Elvis Presley que nous connaissions déjà. Ce dernier nous a littéralement sauté dessus et nous a embrassés. Il n’était absolument pas à l’image d’un certain racisme que l’on pouvait trouver dans le sud des USA alors. Il nous a dit que nous étions son quartet préféré et qu’il avait appris notre présence dans ce spectacle parisien alors qu’il était lui-même en Allemagne pour son service militaire. Il nous a demandé si on pouvait lui faire le plaisir d’interpréter quelques chansons avec lui. Il connaissait, depuis son enfance, notre répertoire par cœur. Notre petit récital privé a donc commencé aux alentours de minuit et demi et nous avons terminé alors qu’il était presque trois heures du matin. Finalement Loulou y a mis un terme en nous disant que nous avions un spectacle à assurer le lendemain soir (rires). Nous avons interprété des negro spirituals qu’il chantait parfois mieux que nous. Nous sortions tous les soirs avec les danseuses du Casino de Paris, dans les clubs. Les danseuses du Lido, qui terminaient à deux heures du matin, nous rejoignaient toujours. Nous étions systématiquement invités dans un club (situé en face du Lido) qui nous offrait à manger et à boire. Le propriétaire était malin car il savait que si nous venions, cela attirerait du monde à la sortie des spectacles. Parfois les Bluebell Girls et les filles du Casino de Paris dansaient avec les clients. C’était donc une bonne publicité (rires). Cela a duré un an et nous nous amusions beaucoup . Ce soir-là j’ai donc emmené Presley dans tous ces clubs et je lui ai présenté Nancy Halloway, qui se produisait dans un petit endroit, je la considère comme ma petite sœur… Tu sais, Nancy elle était comme ça (Clyde décrit ses formes avantageuses avec ses mains) et savait s’en servir. Presley était donc complètement sous le charme de cette dernière. Elle nous a rejoints et nous sommes tous allés à Pigalle et dans un restaurant pour artistes situé près des Champs-Elysées. Puis nous avons fait le tour de deux ou trois autres endroits jusqu’à six heures du matin. Après cela, Elvis nous a dit qu’il devait rentrer car il devait être prêt à huit heures dans le cadre de son service militaire (rires). Il m’a ramené à mon hôtel, m’a remercié et il est reparti avec son chauffeur à bord d’une grande limousine. Je n’ai plus eu l’occasion de le revoir par la suite. Pourtant, il voulait enregistrer un album de gospel avec le Golden Gate Quartet. Malheureusement son manager, le Colonel Parker, a refusé car il ne souhaitait pas qu’il chante avec des artistes noirs. Elvis voulait pourtant nous payer le voyage afin que nous puissions faire ces sessions en sa compagnie. Il espérait que nous gravions les chansons que nous avons interprétées dans la loge de Line Renaud. Avec le recul, je me dis que le Colonel Parker avait peut-être raison car Elvis était un artiste blanc bénéficiant d’un grand public. Le fait de chanter avec des noirs ne lui aurait peut-être pas été bénéfique à l’époque….Il a tout de même fini par enregistrer ces chansons, mais en compagnie d’un groupe vocal blanc dont le nom ne me revient pas….

Il s’agit des Jordanaires…
Oui c’est cela, mais dites-moi c’est incroyable… vous avez quel âge vous (rires) ! Quoiqu’il en soit, ce n’était pas la volonté première de Presley qui voulait faire ce disque avec nous. Un jour j’étais dans un restaurant à Paris (également fréquenté par des artistes tels que Jean-Paul Belmondo, Johnny Hallyday etc…), tenue par une bonne amie polyglotte. Pendant le repas la chanson «Joshua fit the battle of Jericho » est passée. Elle a demandé à tout le monde de se taire en disant « C’est mon baby qui chante ». Cependant j’entendais des intonations qui n’étaient pas les miennes et me suis dit « tiens je ne me souviens pas avoir interprété ce titre de cette manière ». Le restaurant était complet et elle avait interdit aux gens de manger pendant trois minutes (rires). A la fin de la chanson, le speaker a dit « vous venez d’entendre un negro spiritual » chanté par Elvis Presley. Il avait beaucoup de talent et il savait chanter à la manière de n’importe qui…

Nda : L’album de gospel d’Elvis Presley « His Hand In Mine » a été enregistré en octobre 1960. Il est sorti le mois suivant.

Il était déjà une grande vedette mais vous doutiez-vous alors qu’il allait devenir une telle légende ?
C’est une bonne question et, pour être honnête, je ne le pensais pas. Il était connu aux Etats-Unis et quand je l’entendais chanter à ses débuts je ne l’aimais pas. Il y avait Bill Haley, lui et quelques autres… Cette musique était, pour moi, plus proche du hillbilly. Ceci dit il m’a étonné et ce n’est que plus tard que j’ai commencé à l’apprécier. Lorsqu’il a chanté avec nous à Paris, je me suis dit « ce gars-là est blanc mais quand même… ». C’est là que le déclic s’est produit pour moi et que j’ai eu une révélation en ce qui concerne son talent et son potentiel.

Tout le monde vous connait en tant que chanteur, alors que vous êtes également auteur-compositeur. Où puisez-vous votre inspiration ? (rires)
Pour vous dire la vérité, je me trouve très mauvais en ce qui concerne l’écriture de textes. Ceci est, peut-être, lié au fait que je n’ai pas pu avoir une bonne éducation scolaire durant mon enfance. J’ai, cependant, écris pas mal de chansons qui ont été bien acceptées par le public. Je suis critique envers mon travail et j’estime que ce que je fais peut toujours être mieux. De manière générale, je trouve toujours que les autres écrivent mieux que moi…

Et quelle est la teneur de vos textes en règle générale ?(rires)
Je suis obligé de rester dans le domaine des spirituals et du gospel. Pourtant j’ai chanté des chansons d’autres artistes. Il m’est, tout de même, arrivé d’écrire des chansons qui sont devenues populaires. J’ai même eu un succès avec « Don’t be angry » qui a été hit par l’intermédiaire de mon cousin. Il y a également un groupe blanc qui a repris ce titre aux Etats-Unis (The Sultans, nda) et qui en a vendu des millions d’exemplaires. Je l’ai aussi interprétée même si, de manière générale, je n’aime pas ce que j’écris. J’écris avec mes sentiments, je ne me considère pas comme un vrai songwriter. Le fait d’avoir signé un tel hit est, pour moi, un véritable coup de chance. Une douzaine d’autres de mes chansons ont eu du succès...

Vous avez mené une carrière exceptionnelle et rencontré les plus grands. Avez-vous, malgré tout, un regret dans votre vie ?
Oui, j’ai un très très grand regret…Lorsque j’étais jeune je ne voulais absolument pas être un chanteur. Quand j’avais sept ans et que je voyais comment les choses se passaient chez moi, comment certaines personnes étaient traitées dans mon pays (notamment en raison de la couleur de leur peau), mon désir était de devenir avocat. Je pense qu’ainsi j’aurais pu défendre les gens maltraités, comme j’ai pu l’être moi-même. Malheureusement avec l’argent que gagnaient mes parents ce n’était pas possible. Ces études coûtaient, en effet, bien trop cher pour les gens de notre classe sociale. Il ne m’était pas possible d’aller dans une telle école...

Mais votre musique a contribué à aider les gens. Quelque part vous êtes devenu, sous une forme musicale, un avocat pour toutes les « petites gens » de la planète. Vous leur avez apporté beaucoup d’amour et avez, très certainement, contribué à faire évoluer les mentalités…
Vous venez de dire quelque chose, qu’effectivement, je réalise actuellement. Dans ma communauté on dit que c’est Dieu qui décide ce que vous allez faire….Je pense que vous avez absolument raison. J’ai, à ce jour, passé 85 années sur terre dont une soixantaine en exerçant ce métier. De ce fait, je pense que j’ai, à ma manière, pu aider des gens à travers tous les peuples que j’ai visités… y compris beaucoup de blancs. J’adore aider les gens, une chose que je n’arrête pas de faire. Je me souviens de nombreux concerts lors desquels je voyais des personnes plus ou moins gravement handicapées. A chaque fois, je fais venir ces individus au plus près de la scène et je chante pour eux. Malgré leurs problèmes, je vois alors la joie dans leurs yeux. Dans ces cas-là, moi aussi je me sens mieux car je sais que je fais quelque chose de bien. Ma composition la plus sérieuse s’appelle « My pay ». C’est une prière pour tous les jeunes qui se droguent, les gens qui sont paralysés etc…

Au contraire, de quoi êtes-vous le plus fier ?
D’être toujours en vie (rires) ! J’en suis d’ailleurs étonné… Je suis surtout content de pouvoir bénéficier d’une si bonne santé même si, comme tout le monde, je suis parfois un peu malade. Dès leurs soixante ans, bien des personnes sont atteintes par la maladie d’Alzheimer. Ce n’est heureusement pas mon cas, même s’il m’arrive d’oublier des choses… comme cela peut arriver à des enfants… Je sens que j’ai reçu une bonne bénédiction de Dieu, car je peux encore me produire sur scène à l’âge de 85 ans. Mes copains du Golden Gate Quartet sont tous partis…Nous avons fait dix fois le tour du monde ensemble et ils sont irremplaçables. Je chante avec des gens très talentueux actuellement, je fais quelque chose de nouveau avec eux. En fait, mon plus grand regret est de savoir que tous mes amis les plus proches, ceux qui m’ont tout appris, ne sont plus de ce monde. C’est dur, c’est vraiment très dur pour moi… J’ai passé 58 ans avec le Golden Gate Quartet et malgré les changements et tous les problèmes inhérents aux familles nous sommes restés soudés. Nous avons vécu tant de choses extraordinaires ensemble. Je suis également fier d’avoir, avec mon groupe actuel, pu chanter pour l’investiture du président Obama. Nous devions y être mais il y avait déjà beaucoup d’artistes présents à Washington (Stevie Wonder, Aretha Franklin…). De ce fait, nous avons fait un duplex depuis la mairie de Paris. Bertrand Delanoë nous a aidés pour cela car c’est un grand admirateur du Golden Gate Quartet. Nous avions fait un petit concert, juste avant dans l’une des salles de la mairie. Une salle splendide, digne de Napoléon Bonaparte, qui était énorme et qui accueillait alors plus de 2000 personnes. Nous étions aussi le premier groupe à avoir chanté en l’honneur du président Kennedy après son assassinat…

Vous avez monté un concept avec de nouveaux musiciens. Avez-vous des projets d’enregistrements ensemble ?
Oui, nous pensons enregistrer en 2014. J’écris actuellement des chansons dans ce but, des choses en phase avec notre époque. Il y aura aussi quelques standards. Nous verrons ce que cela donne, c’est le public qui décidera...

Aimeriez-vous conclure cet entretien en ayant un mot pour vos admirateurs français ?
Oui, bien sûr !La France a soutenu le Golden Gate Quartet, plus que n’importe quel autre pays. La première fois que nous sommes venus en Europe, nous sommes passés à l’Olympia pendant trois semaines, c’était en 1955. Nous avons aussi rencontré une femme extraordinaire, à savoir Josephine Baker qui est devenue une vraie mère et une vraie amie. Puis nous avons passé quatre ans au Casino de Paris avec Line Renaud et avons toujours fait des tournées en France, car les habitants de ce pays ont toujours été fidèles vis-à-vis de nous. Même lorsque je faisais des tournées seul, le public me suivait. J’ai ainsi pu me produire dans de grandes salles, comme la Salle Pleyel qui affichait complet avec ses 2000 spectateurs. Comme j’étais le plus jeune membre du Golden Gate Quartet, je me permettais de faire des choses en dehors, sous mon propre nom. Je tournais avec mon fils Mitchell Wright qui est aussi chanteur. Mon appréciation pour la France est également très forte car l’éducation, qui m’a fait défaut aux Etats-Unis, je l’ai reçue dans ce pays. C’est pour cela que je suis content que vous me posiez cette question. En effet, quand je suis arrivé, un incident m’a incité à m’inscrire à l’Alliance Française, une école pour les étrangers. J’ai suivi des cours pendant trois semestres, ce qui m’a permis d’apprendre votre langue (car auparavant, je ne connaissais que deux ou trois mots). Je peux aussi remercier Armand Jammot et son émission « Des chiffres et des lettres » ainsi que Bernard Pivot avec sa fameuse dictée (rires) ! A chaque fois, je faisais la dictée avec toute la France et, lors des corrections, je me rendais compte que je n’avais fait que cinquante fautes (rires) ! Tout cela m’a énormément aidé ! J’adore la France et les français et je suis très bien ici même si je continue de bouger. J’ai 85 ans et je me sens bien. Le bon Dieu décidera combien de temps je vais encore rester sur terre. Si j’adore les Etats-Unis, je n’oublierai jamais que la France est mon deuxième pays…

Remerciements : Sophie Rosenzweig (Arte), Frédéric Garnier (Oujasav Artistiques Productions), Aurélien « AurelKing » Troesch.

www.clydewright.com

www.clydewright.com/fr

 
Interviews:
Les photos
Les vidéos
Les reportages
 

clydewright.com

clydewright.com/fr

Interview réalisée
« Chez Sophie » - Boofzheim
le 9 novembre 2013

Propos recueillis par
David BAERST

En exclusivité !

 

 

Le
Blog
de
David
BAERST
radio RDL