Tels de véritables maitres de chai, les membres du trio Delgrès élaborent, savamment, une musique aux multiples parfums…qui regorge de saveurs évoquant aussi bien le soleil des Antilles que les marais boueux de Louisiane. Il en résulte un premier album (« Mo Jodi », label PIAS, 2018) qui ne cesse de titiller nos papilles et qui, dès sa sortie, s’est vu doté de la plus belle des appellations…celle de Grand Cru. Afin d’évoquer ce nectar, j’ai rencontré deux membres du groupe (à savoir le chanteur-guitariste Pascal Danaë et le joueur de sousaphone Rafgee) lors de l’édition 2018 du Nancy Jazz Pulsations. Avec érudition et passion, ils ont répondu aux questions qui suivent.
Le nom de votre groupe, inspiré par celui d’un officier de Napoléon (Louis Delgrès qui luttait contre l’esclavagisme dans les Antilles françaises), en dit long sur votre engagement. Est-ce en résonnance à celui-ci que vous avez décidé d’élaborer une musique qui, par moments, est particulièrement musclée ?
Pascal Danaë : Disons qu’il y a plusieurs choses… Effectivement, Louis Delgrès symbolise un rapport à la résistance au rétablissement de l’esclavagisme. C’est aussi la force de dire non et d’aller au bout de ses convictions. La conviction essentielle de ce dernier était la liberté. Dans notre musique, il y a donc des moments d’exaspération qui évoque la révolte. Dans une chanson comme « Respecte nou », qui ouvre l’album, je demande à nous les antillais (et plus largement au monde entier) de nous respecter nous-mêmes avant de demander le respect des autres. Il y a donc des cris, mais aussi des passages plus doux car, heureusement, dans la vie on ne fait pas que crier…
Une révolte qui, à l’époque, pouvait aller loin puisque on retrouvait souvent une notion de sacrifice durant la lutte contre l’esclavagisme. Selon vous, existe-t-il encore des luttes méritant que l’on se sacrifie pour elles ?
Pascal Danaë : C’est celui qui se sacrifie qui pense que cela vaut le coup. C’est pour cela que c’est intéressant. Delgrès ne pourrait être qu’une chose qui a rapport à l’histoire, alors que c’est très actuel. En effet, les gens qui commettent des atrocités (que ce soit au Moyen-Orient ou chez nous) sont convaincus qu’ils font un sacrifice au nom de la liberté. Toutes ces lignes sont un peu floues et c’est pour cette raison que j’essaye de ne pas trop généraliser. Cela a, également, un rapport avec mon histoire familiale et personnelle. Le fait que je suis originaire de la Guadeloupe et que j’ai entendu parler de Louis Delgrès très tardivement. En tant qu’antillais j’ai ressenti le besoin, à un moment donné, de « raccrocher les wagons » avec cette espèce de figure héroïque. C’est une chose dont, compte tenu de mes origines, j’étais en manque. Il s’agit donc d’un rapport personnel avec ma propre histoire.
Pascal, tu étais membre du groupe Rivière Noire (Victoire de la Musique 2015, dans la catégorie « album de musiques du monde de l’année »). Pourquoi as-tu décidé de réorienter ton registre musical vers le blues ?
Pascal Danaë : Il s’agit, en fait, d’un parcours personnel. Bien avant Rivière Noire, j’écrivais des chansons et je faisais tout un tas de « trucs ». Rivière Noire est, à la fois, un accident heureux et magnifique. Ce groupe résulte d’une superbe rencontre avec Orlando Morais (chant et composition) et Jean Lamoot (basse et réalisation artistique). En parallèle, je faisais toujours ma « petite cuisine » dans mon coin avant de découvrir, en DVD, cette fameuse série sur le blues produite par Martin Scorsese (regroupant 7 films dédiés à cette musique, réalisés en 2003 par des cinéastes tels que Clint Eastwood, Wim Wenders ou encore Richers Pearce, nda). Elle m’a profondément marqué et certaines choses ont commencé à sortir. Cela entrait en résonnance avec mon propre questionnement sur le fait d’être un noir antillais, né en France métropolitaine. Comme ce blues me « tapait dans le bide », j’ai timidement commencé à faire de la guitare slide. Ceci avec un immense respect pour les spécialistes du genre, car je n’étais qu’un débutant en la matière. J’ai joué ces quelques notes en ressentant le besoin d’évoquer des sujets profonds. J’avais besoin d’aller jusqu’au bout de mon intimité… C’est le langage créole, que j’avais entendu durant toute mon enfance, qui est naturellement venu ponctuer ces différents coups de slide.
Justement, revenons à cette rencontre avec la guitare à résonateur. Qu’as-tu ressenti à son contact, y-a-t-il eu un rapport que l’on pourrait qualifier « d’organique » entre vous ?
Pascal Danaë : Oui, c’est absolument ça ! C’est l’une des caractéristiques de la guitare dite Dobro. Est-ce parce que j’ai toujours cultivé un goût pour les vieux enregistrements (qu’ils proviennent de la Guadeloupe ou des Etats-Unis) ? Dès que ça crachote un peu, on y trouve cette espèce d’imperfection magnifique qui me touche. Il y a de ça dans le Dobro. Il s’agit d’un instrument métallique qui a été développé dans les années 1920, à une époque où on essayait d’amplifier les guitares. En commençant la pratique de cet instrument j’ai poussé un véritable cri d’épanouissement, me disant qu’il y avait là un truc qui parle directement à mon ventre. C’est une chose magique et, même si j’utilise plutôt une guitare électrique sur scène (car le Dobro, à fort volume, c’est compliqué), je m’y remets dès que possible. Cette sonorité me transporte immédiatement vers le delta du Mississippi…
Le groupe Delgrès possède une configuration originale (batterie, guitare et sousaphone). Rafgee, qui cuivre l’ensemble, convoque par moments l’esprit de la Nouvelle-Orléans. Du quimbois antillais à l’esprit vaudou qui règne en Louisiane, il n’y a qu’un pas. Vous êtes-vous plongés dans l’histoire de cette culture et, si oui, cherchez-vous à la transcrire à votre manière ?
Pascal Danaë : Ces liens historiques existent puisque la Louisiane était française. Elle n’a jamais été anglaise puisqu’elle est passée, directement, aux Etats-Unis. Les évènements liés à Louis Delgrès se déroulaient en 1802 alors que la Louisiane était encore française. Il y avait donc des liens culturels et commerciaux très forts entre cet état américain et les Antilles. Pourquoi, lorsque l’on se rend en Louisiane, on y entend du créole et on y déguste du jambalaya, du gumbo et des plats à base de diverses épices qui sont propres aux Caraïbes ? Pourquoi retrouve-t-on cette espèce de « rondeur » dans la musique jouée à la Nouvelle-Orléans, que l’on ne retrouve nulle part ailleurs aux Etats-Unis ? C’est tout simplement parce que cette région américaine appartenait bel et bien à la sphère Caraïbes. Il se trouve que, dans notre coin, nous avons commencé à développer cette musique propre à Delgrès. Lors de l’un de nos tous premiers concerts aux Etats-Unis (à Lafayette, en Louisiane, où nous étions invités par des rangers afin de développer une création autour des créoles),nous avons constaté qu’il existait une véritable demande. Nous avons, d’ailleurs, vu des archives correspondant à tous les échanges qu’il y a eu entre la Louisiane et les Antilles françaises. Durant cette résidence, il y avait également des artistes tels que Leyla McCalla ou Cedric Watson à nos côtés. Le fait de jouer du blues créole est aussi logique que de faire du jazz issu des Caraïbes. Ces choses là sont intimement liées. Avec son sousaphone, Rafgee incarne cela. Ce lien entre la Nouvelle-Orléans et les Caraïbes…
Nous avons souvent l’image des cuivres au sein de grands ensembles alors qu’ici la configuration est pour le moins réduite. En ce qui te concerne Rafgee, est-il aisé de se greffer à un duo ?
Rafgee : Cela était simple dans le sens où le sousaphone est un cuivre qui tient ici le rôle de la basse. De ce fait, le manque de basse électrique ne se ressent pas dans notre trio. Il en résulte, également, une forme spécifique qui véhicule l’art des musiques de rue et du jazz. Cela apporte au duo une sonorité qui tend vers le rock, avec une voix différente. Je joue comme si j’étais un bassiste, mais avec un timbre de voix relatif à un instrument qui n’est pas une basse.
Dans quels types de registres évoluais-tu auparavant ?
Rafgee : Je faisais un grand écart entre la musique classique et le jazz, en passant par le funk etc.
Votre musique est, selon ma perception, à la fois urbaine et rurale. A titre personnel, comment la définiriez-vous ?
Pascal Danaë : Nous appelons cela du heavy créole blues…bien que je ne sache pas si cela à un sens. En Amérique, ils appellent hard blues des musiques qui sont produites par des groupes tels que The Black Keys. J’ajouterais simplement que c’est un hard blues épicé, flambé au rhum comme je le dis souvent (rires) !
Il est vrai que l’on sent une certaine réminiscence des Black Key sur certains morceaux de l’album. Est-ce que ce groupe constitue l’une de vos influences ?
Pascal Danaë : Forcément ! Des gens comme les Black Keys ou Led Zeppelin ont en commun cette référence au blues. Il y a une omniprésence de cette musique, même dans leurs morceaux qui semblent en être le plus éloignés. Cet état d’esprit est toujours présent dans sa diversité puisque, parfois, on est plus prêt d’un registre à la Mississippi John Hurt qu’à la Robert Johnson. Le rock pratiqué par The Black Keys constitue l’élément le plus récent en ce qui concerne cet enracinement. Ces groupes sont présents à travers notre son. Il s’agit d’une filiation qui existe au sein de tous les groupes qui se référent au blues. Ils ont tous leur manière de faire et des points communs entre eux.
Est-ce que le fait de vous exprimer en plusieurs langues est, également, une manière pour vous de faire tomber les frontières…voire les préjugés ?
Pascal Danaë : J’espère qu’il s’agit plus d’un résultat que d’une intention. Pour moi, cette dernière est surtout d’être le plus proche possible de qui je suis. Je suis bel et bien un français, d’origine guadeloupéenne, qui a grandi en France. J’ai vécu à Londres, à Amsterdam, j’ai voyagé un peu partout et j’ai joué avec une multitude de musiciens africains ou français…dans des registres très diversifiés. Toutes ces composantes, j’essaye de les vivre et de les assumer. Si, au final, ça donne l’exemple et ça aide à faire tomber certaines barrières (que, souvent, les gens se mettent eux-mêmes lorsqu’ils n’arrivent pas à assumer telle ou telle partie de leur culture) c’est tant mieux. On est qui on est, avec toutes nos petites ou grandes composantes. Le fait de chanter dans plusieurs langues, c’est une façon de dire qui je suis.
De quelle manière votre collaboration avec la chanteuse Skye Edwards (du groupe Morcheeba) a-t-elle vue le jour ?
Pascal Danaë : Je parlais, justement, du temps que j’ai passé à Londres. C’est à cette période que j’ai eu l’occasion de travailler avec Morcheeba sur l’un de leurs albums inédits. Avec Ross Godfrey (guitariste et claviériste du groupe) nous sommes devenus très amis. Je connaissais un peu moins Skye… Lorsque, récemment, ils ont refait un album et une tournée ensemble, Ross nous a suggéré d’en effectuer les premières parties (en France, Pays-Bas et Angleterre). C’était vraiment génial !Un soir, Skye a entendu le titre « Sere mwen pli fo » alors que nous l’interprétions durant les balances. Son mari, Steve Gordon (qui joue également dans le groupe Morcheeba), est venu nous voir en nous disant qu’elle adorait cette chanson et qu’elle aimerait chanter dessus. Cette demande a été formulée de manière très humble, ce sont vraiment des gens adorables. Nous avons, bien sûr, répondu favorablement à cette requête et c’est elle qui a demandé à chanter en créole. Nous en avons aussi enregistré une version anglaise mais c’est la version créole qui est sortie.
Depuis la sortie de « Mo Jodi », tout semble s’enchainer très rapidement pour le groupe. Êtes-vous surpris par l’intérêt que suscite celui-ci et comment l’expliquez-vous ?
Pascal Danaë : C’est un plaisir… Il est vrai que nous avons mis du temps à enregistrer cet album puisque nous tournons depuis 2016. Nous avons, volontairement, décidé de travailler « à l’ancienne » en rodant nos titres sur la route. Cela, avant de cristalliser les choses et de les figer. Du coup, il y a eu une attente importante et nous nous sommes mis la pression nous-mêmes (rires). Il devenait urgent d’entrer en studio… Cet album reflète le côté live de notre musique, avec juste ce qu’il faut de production. Nous voulions rester nous-mêmes. Une fois que le disque est sorti, nous redoutions ce qu’il allait se passer. Cependant, l’accueil qu’il a reçu montre que les gens ont compris notre démarche et qu’ils sont avec nous. C’est une grande satisfaction… Au jour d’aujourd’hui, nous savons qu’il nous reste un immense travail à effectuer afin d’aller plus loin et de donner encore davantage de concerts. Ceci dans le but de faire encore plus connaitre notre musique. Au final, nous sommes particulièrement satisfaits de la réception qui a été réservée à cet album…
Justement, imaginez-vous déjà la suite que vous allez lui donner ?
Pascal Danaë : Oui et nous en parlons souvent… Nous avons déjà envie d’enregistrer des titres que nous n’avons pas pu inclure sur « Mo Jodi ». De plus, au fil des balances, de nouvelles chansons s’élaborent et nous avons énormément d’idées à concrétiser. Nous pourrions, de ce fait, entrer en studio plus rapidement que prévu afin de penser à notre deuxième album…
Souhaiteriez-vous ajouter une conclusion à cet entretien ?
Rafgee : Il y a des choses, qui nous parlent beaucoup, qui ont été évoquées durant cet entretien. Notamment lorsque tu as abordé le côté urbain, mais aussi très poussiéreux et terroir, de notre musique. Je trouve que cela nous correspond parfaitement. Nous sommes dans une phase où l’album est sorti. Il est très bien accueilli par le public et par les médias. Notre conclusion sera donc, tout simplement, de dire que nous sommes sur un superbe chemin et que nous avons hâte d’aller plus loin !
Remerciements : Coralie Arnoud (Nancy Jazz Pulsations), Manon Raymond (PIAS)
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