L'émission "blues" de radio RDL Colmar animée par Jean-Luc et David BAERST | ||
Un type nommé Robert Johnson est arrivé chez moi. J'étais devant le piano en train de jouer le genre de musiques qu'on retrouve sur le disque. Il m'a trouvé très créatif. " Ike, tu dois faire ça sur scène ! Les gens ne savent pas de quoi tu es capable", m'a-t-il dit. Je lui ai rétorqué que je n'avais plus assez d'énergie pour jouer sur scène. J'ai toujours rejeté cette idée, je n'ai jamais fonctionné ainsi. C'est pour cette raison que Tina, Jackie Brenston, Billy Gyales ou quelqu'un d'autre sur le devant de la scène pour chanter pendant que je restais à l'arrière. Mais je leur ai toujours chanté ce qu'il devaient faire à leur tour, de même que j'écrivais les partitions pour les cuivres, la batterie et de tous les autres musiciens. Donc ce gars a insisté pour que j'enregistre un album et j'ai fait " Here and now ". C'est lui qui l'a édité et il a bien fallut me convaincre de le jouer sur scène parce que cela me terrifiais encore. Je suis allé à South Pass Southwis où pour la première fois de ma vie, j'ai fait le show en vedette. La façon qu'a eu le public de m'accueillir m'a fait un tel choc, un tel enthousiasme, je n'avais jamais espéré que cela se passerait ainsi. J'avais quand même une telle peur que mes jambes tremblaient. La fois suivante, j'ai embrayé sur une tournée de 42 dates ce qui m'a donné de plus en plus d'assurance. A présent je m'éclate sur scène. En 1995, pensiez-vous pouvoir recommencer à enregistrer et à vous produire à nouveau ? Non, je pensais continuer les shows en faisant danser les filles. Je ne rêvais même pas à faire ça moi-même. Pouvez-vous nous parler de vos fameuses collaborations ? Au tout début, c'était avec Pintop Perkins qui m'a appris le piano. C'est le premier que j'aie vu jouer du piano. J'étais tellement excité de le voir jouer qu'en rentrant j'ai demandé à ma mère que je voulais un piano. Parce que je voulais jouer exactement comme lui, avec ses doigts qui volaient au-dessus du clavier. Elle m'a dit que si je passais à la classe supérieure, elle m'achèterai un piano. Donc quand j'ai été promu du second au troisième degré, un piano m'attendais à la maison lorsque je suis rentré " Waouh ! ". J'ai commencé à prendre des leçons mais c'était tellement lent. " A, B, C, D ", c'était très ennuyeux. Je voulais entendre : " Boo Boo Domp Boo Domp " et je l'ai appris à l'oreille. Ma mère me donnait un dollars pour les leçons de musique et au lieu d'y aller, j'allais voir Pintop jouer le boogie avec ce dollars. Quand je rentrais à la maison, elle me demandais : " Sonny, qu'as-tu appris ? ". Je lui jouais le boogie et elle étais contente. Je n'ai rien appris dans les leçons mais plutôt à l'oreille. Plus tard, j'ai rencontré BB King. Je ne le connaissais pas sous ce nom-là. Pour moi, c'était Ridley King. Il est resté quelques mois à la maison avant de partir pour Memphis. Pendant quelques années, nous nous sommes perdus de vue. Puis un jour que je passais par Greenfield, dans le Mississippi, j'ai vu venir par l'autoroute toutes ces voitures et une enseigne qui annonçait " BB King ! ". Or je ne savais pas qui était ce BB King comme je le connaissais sous son vrai nom. Donc le soir je suis quand même revenu à Greenfield pour voir de qui il s'agissait. Et BB était sur scène avec son groupe et comme j'avais le mien avec moi, je lui ai demandé : " Man, jouons une chanson ensemble ! ". Nous sommes donc montés sur scène pour un titre. Ensuite, il m'a dit : " Vous les gars, vous devriez essayer de vous faire enregistrer, je vais parler de vous à un gars de Memphis ". Il parlais de Sam Philips qui avait son studio à Memphis. C'est grâce à lui que nous sommes allés le mercredi suivant enregistrer " Rocket 88 ". Dès ce moment, j'ai commencé à jouer sur les albums de Howling Wolf, Johnny Ace, Rosco Grodon, Muddy Waters, Jimmy Reed, tous les gars de cette époque. Comment cela vous fait de vous retrouver au festival de Jazz de Montreux ? Ecoute ! Je ne sais même pas comment j'ai fait pour me trouver ici ! Ha, Ha ! Mais j'adore être ici et c'est un vrai challenge de jouer demain soir. J'ignore si j'ai déjà joué ici à l'époque d'Ike et Tina ou si c'est la première fois. Je n'en sais vraiment rien ! Comment en êtes-vous arrivé à la guitare, après le piano ? Au Mississippi, j'avais un guitariste qui étais régulièrement ivre mort. En même temps, j'accompagnais cette fille, Bonnie qui jouait du piano. J'en avais assez de courir après les bons guitaristes qui n'étaient pas si courant dans l'état du Mississippi. Il y avait bien Elmore James, Robert Nightawk mais ils avaient leur propre groupe, alors je ne pouvais pas les engager. Trouver un guitariste sans groupe attitré était mission impossible. Donc autant apprendre la guitare, comme Bonnie jouait du piano. Je me suis mis à la guitare et c'est ainsi que j'ai appris. Est-ce que vous vous occupez des chorégraphies ? Vous voulez me voir danser ? Jamais de la vie ! Je ne danse pas. Je joue du piano, de la guitare, et je chante. Je n'ai jamais dansé sauf tout gosse, quand je pratiquais le " jitterbug ", une sorte de madison. C'est ma compagne qui va danser à la fin du spectacle pendant trois à cinq chansons. Moi, danser ? Si vous voulez me voir, danser, venez voir dans ma chambre d'hôtel ! En quoi est-ce un challenge de jouer à Montreux ? Tout le monde connaît Montreux à part moi ! Pour moi c'est comme aller jouer à Paris, où j'étais en février, à l'hôtel Méridien. Nous avons donné douze spectacles à guichets fermés. En général, je ne m'intéresse pas à l'endroit où je viens pour jouer. L'aéroport, l'hôtel, mon boulot et retour à l'hôtel. Je me contente de faire mon travail, d'y prendre plaisir et d'emmener le public ailleurs. C'est un challenge dans le sens où chaque musicien à qui j'ai parlé de Montreux avait l'air épouvanté " Man, tu vas à Montreux ! ". Qu'est-ce donc que Montreux, un grand diable ? Comment se fait-il que vous soyez nominés avec Buddy Guy et Otis Rush comme " Meilleur Interprète " au WC Handy Awards et pas la jeune génération ? La plupart des vieux musiciens tels que Muddy Waters et John Lee Hooker n'étaient pas hostiles à ceux qui sont venus ensuite comme Chuck Berry par exemple. Mais la plus grande part de ceux qui jouaient de la vraie musique " roots " est partie à présent. La longévité d'un homme noir est supposée être de 66 ans alors que j'ai 71 ans. J'ai donc une avance de cinq ans ! Ce que j'interprète vient droit du cour, même si je ne joue pas exactement du bon vieux blues comme vous pourrez le constater l'autre nuit. Je joue de tous les styles de musique : country, rock . peut-être même du hip hop ! Je ne joue pas le blues strict auquel on peut s'attendre de la part de BB King, Bobby Blue Bland, Buddy Guy. Ma musique vient de mon passé : depuis " River Deep, Mountain High ", qui n'est jamais passé sur les radios américaines. Les stations de radios blanches disaient que c'était trop " noir " et les stations noires disaient que c'était trop " blanc ". On n'a pas trouvé bon accueil. Mais je suis capable de jouer de tous les genres de musique. Donc les jeunes ne savent plus amuser aussi bien que les vieux maîtres ? Non, pas du tout ! Je ne sous-entends pas qu'ils en sont incapable. Simplement à l'heure actuelle, la technologie change la donne. Il faut être créatif mais les gosses d'aujourd'hui sont super créatifs. Quand on écoute ce que dont les rappers, pour moi c'est incroyable ! En même temps, ils peuvent reproduisent des sons en boucle et c'est une autre façon d'être créatif. Avec moi, il faut être capable de tenir un tempo au piano durant trois minutes sans s'arrêter et ça, ils en sont incapable car ils n'ont jamais eu à le faire. On copie, on double et c'est parti ! Alors que nous, on doit le faire en rythme et en concert. Eux ont un problème avec la scène : ils arrivent avec un minidisc, une liste et cela se passe ainsi tout le temps. Vous n'avez jamais songé à arrêter à l'âge limite de 66 ans ? Je n'y ai jamais pensé car la musique est toute ma vie. J'adore voir les gens. Si on m'enlève la musique, ma vie part avec. C'est juste la longévité moyenne, mais moi j'ai bien l'intention d'aller plus loin ! Etes-vous toujours nerveux avant d'aborder la scène, comment gérez-vous cela ? C'est pour cela que je ne donne jamais d'interviews avant d'aller sur scène. En d'autres termes, pendant une interview, je ne sais jamais à quelle question m'attendre. Certaines fois, je deviens nerveux et je n'arrive plus à répondre. Cela demande beaucoup d'énergie et je veux rester tranquille avant un concert. Après, je peux faire n'importe quoi : répondre à toutes les questions, donne des interviews, signer des autographes jusque ma main en tombe. Mais avant de monter sur scène, je ne veux rien d'autre que rester seul et que personne ne me parle. Parce que je deviens très nerveux ! Est-ce que la situation a changé dans les rapports entre blancs et noirs aujourd'hui ? Je ne constate pas énormément de différence en Amérique à l'heure actuelle. C'est même pire que cela l'étais auparavant. Par exemple, lorsque j'enregistrais " Rocket 88 ", on disait que c'était le premier rock'n roll. Je ne suis pas d'accord. " Rocket 88 " est un titre de rythm'n blues, un boogie woogie, voilà mon avis ! Par contre " Rocket 88 " est aussi directement la cause de l'irruption du rock'n roll. Je vais vous expliquer pourquoi. A l'époque, quand j'étais gamin, les stations de radio blanches ne passaient jamais de musique noire, ce qu'ils appelaient la " race music ". Par conséquence, quand nous avons enregistré " Rocket 88 " pour Sam Philips sur le label Chess, une station de radio blanche appelée " WBK " et leur disc-jockey Duane Philips ont accepté de passer le disque à la demande de Sam Philips. Et les jeunes blancs ont fait un triomphe à " Rocket 88 " ! Sam Philips s'est dit : " Si je trouve un blanc capable de chanter comme les noirs, j'aurais une bombe ! " C'est pourquoi il a pris Elvis pour imiter ce que nous faisions, comme Jerry Lee Lewis et tous les autres gars. Le nom est devenu " rock'n roll " mais c'est simplement les blancs imitant les noirs. Par exemple, Chuck Berry est noir de peau alors que sa musique n'a rien d'une musique noire. C'est plus exactement de la pop. Mais en Amérique, les stations de radio blanches ne toucheraient même pas un disque fait par des noirs, à moins qu'il ne soit dans le Top 40 ou dans le Top 10 des classement de R'n B. Alors seulement elles le diffuseraient. C'est comme cela que Chuck Berry a été accepté dans les radios américaines à chaque fois qu'il réussissait à figurer dans les classements. Mais il a suffit d'une fois où il étais absent pour qu'il recommence du début. Beaucoup de gens se sont demandés ce qui est arrivé à Chuck Berry. Il continue à sortir des albums mais il n'y a plus moyen de les entendre à la radio ! (***) Aujourd'hui c'est encore pire. Léonard Chess Si Ray Charles, ou Jackie Wilson, Sam Cook devaient commencer leur carrière actuellement, cela serait impossible pour eux. Parce qu'il n'existe plus de vitrine pour la musique noire. Quels sont vos projets pour la suite ? Après Montreux ? Je n'en sais rien ! Nous allons à Nice, à Cognac (le pays du cognac !) puis ensuite au Canada et aux Etats-Unis. Je suis vraiment ravi de cette tournée. La raison principale de ce succès est due, à mon avis, à la série de concerts que j'ai donné au Méridien, à Paris. On a du se passer le mot que le spectacle était bon. Partout, depuis ces douze concerts, comme après le " Ronnie Scott " à Londres, où on a fait tellement de bruit. On a dû se dire que j'étais de retour et que je jouais pour de bon, que je n'étais plus en retrait. Cela fait des années, quand je jouais avec Tina Turner, avec Jackie Brenson, avec Billy Gales, les gens voulaient me voir plus en avant. J'entendais bien leurs demandes, mais je ne l'avais jamais fait auparavant. A présent, je fais ce que j'aurais du faire pendant toute ma vie. Quels souvenirs gardez-vous de la période où vous produisiez d'autres artistes dans les années soixante ? Je disposais d'un studio d'enregistrement de 2,5 millions de dollars. J'étais alors à fond dans les drogues (cocaïne). Mick Jagger et Keith Richard, tous les grands groupes venaient dans mon studio. On ne s'arrêtait pas de jammer, jammer, jammer toute la journée. Quand le studio a fait faillite, la meilleure chose qui me soit arrivée a été la prison. Je demandais à Dieu : " Donne moi trois jours sans cocaïne et je laisse tomber pour toujours ! ". Mais en réalité je mentais à moi-même et je n'allais jamais au bout de ces trois jours : " Tiens ! James arrive, il lui faut de la poudre ! ". Quand je suis allé en prison, j'étais terrifié de toucher à la cocaïne en prison. Cela ne manquait pas, mais j'avais vu un film où quelqu'un était violé pendant son sommeil. J'avais donc beaucoup de mal à dormir en prison ! C'est ainsi que j'ai arrêté la cocaïne. Je n'y ai plus touché depuis 1989. Maintenant je suis propre depuis douze ans, j'ai eu mes trois jours de répit en prison. La prison a été pour moi un bienfait céleste. Quels conseils donneriez-vous à un jeune musicien qui voudrait jouer le blues ? Tout simplement : écoute ton cour. Vous pouvez apprécier ma musique et mon style de guitare, mais si vous débutez, il faut tirez le meilleur de vous. Quand j'étais jeune, j'écoutais énormément de guitaristes de blues et ils se ressemblaient tous. Cela devenait ennuyeux. Le blues a plus à offrir que ce qu'on peut entendre. On peut jouer du boogie woogie avec du blues, comme pour le jazz. On peut apprendre beaucoup de la part d'un musicien qu'on admire, mais à un moment il faut compter sur soi-même pour trouver en soi son originalité. Voilà mon avis : on ne reçoit de la musique que ce qu'on y a mis.
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Les liens : Festival de Jazz de Montreux 2002 Propos recueillis par Jean-Luc |
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