Ilene, on voit de plus en plus d'affiches de
vous dans les rues sans vraiment vous connaître, alors qui êtes-vous
?
(rires) Vous me mettez dans une position délicate car ma réponse
pourrait paraître narcissique, oh la la quelle question...
Je suis née à Detroit (Michigan) et j'ai été
élevée en Jamaïque et au Surinam car mon père,
de par ses fonctions, voyageait beaucoup.
Toutes ces sources se sont mélangées dans ma musique, que
ce soient les musiques des îles ou celles d'Amérique du Sud.
Il faut ajouter à cela mes héritages africains, indiens
américains, indiens de l'Inde et irlandais.
Mais je crois que tout cela ne répond pas vraiment à votre
question (rires).
Ma musique est constituée de nombreuses influences liées
aux voyages et à mes héritages spirituels.
J'ai aussi eu la chance de fréquenter des personnages très
marquants. Mon premier choc musical a été un concert de
Miriam Makeba qui était une amie de mes parents et qui venait
souvent à la maison, au même titre que Roberta Flack
ou Nina Simone. La fille de cette dernière a même
vécu un long moment chez nous car sa mère était toujours
en tournée.
A cette époque la Barbade venait d'obtenir son indépendance
et le premier ministre de l'époque, Errol Barrow, venait, lui aussi,
très souvent chez nous.
De ce fait, dès mon enfance, j'ai eu l'habitude d'entendre des
discours et des conversations sérieuses entre les personnalités
politiques et les artistes.
Cela a influencé le regard que je porte sur le monde aujourd'hui
et cela se ressent à travers ma musique.
Qu'évoquez-vous à travers vos textes
?
Suite à cette éducation et aux expériences qui en
ont découlé, je parle forcément des problèmes
sociaux.
J'évoque les faits quotidiens tels que mes amis qui ont du mal
à payer leur loyer, qui sont au chômage, sont malades ou
ont des soucis familiaux ou professionnels.
Je parle aussi d'amour, de pouvoir...
Sur mon premier disque, j'ai fait une chanson "Victory song"
qui dit que lorsque tu montres quelque chose ou quelqu'un du doigt, il
y en a 3 autres qui se tendent vers toi.
Mes thèmes évoluent en fonction des albums, par exemple
sur le deuxième cd j'évoque le temps. Il y a une chanson
qui parle des gladiateurs et de la façon dont les gens achetaient
des places pour regarder des scènes horribles dans les arènes
et voir, par exemple, des hommes se faire dévorer par des animaux.
Aujourd'hui c'est la même chose, sauf que cela se passe devant la
télévision. On peut y voir, en direct, une guerre qui se
passe à l'autre bout du monde. Je parle donc de la façon
dont on utilise le temps et de ce qui a changé à travers
les époques.
J'essaye aussi de faire ouvrir les yeux des gens face aux situations qui
sont graves. Parfois les auditeurs dansent sur mes mélodies sans
savoir de quoi je parle...
Parfois ils trouvent choquant d'aborder des sujets si grave sur une telle
musique. Je leur dit que le Blues était comme ça et que
le Calypso était comme ça...
Quand les bluesmen chantaient "Une main m'a tapé et m'a
volé mon argent", ils parlaient de leurs maîtres
et de l'esclavagisme. Les chansons étaient très subtiles,
ce n'était pas si léger que ça.
Cela m'a beaucoup influencée...
Quelles sont vos influences musicales ?
En Amérique du Sud, à la maison nous écoutions Mahalia
Jackson, Nat King Cole, Roberta Flack, Aretha Franklin, Stevie Wonder
etc...
Ma mère m'a même fait écouter ABBA (rires)...
Ma soeur, quant à elle, m'a fait découvrir les Rolling Stones,
Led Zeppelin, Jethro Tull, Leonard Cohen...
Les styles écoutés étaient donc très variés.
Etant sur une Île et en Amérique du Sud j'avais un rapport
profond avec la nature et les animaux. D'autant plus que pour aider mon
père dans ses recherches, je l'aidais à attraper les animaux.
Pour cela il fallait que je les imite et j'utilise toujours cela dans
ma musique aujourd'hui.
Lors d'une tournée, nous nous sommes arrêtés dans
un zoo. J'y ai vu un singe que j'ai imité, il a tout de suite réagi.
Mon agent était très étonné (rires)...
Les musiques de la Jamaïque m'influencent aussi beaucoup.
Vous parlez très bien le français,
ne voudriez-vous pas chanter dans cette langue ?
J'ai essayé et tous mes amis m'ont dit "Tu as dû
fumer la moquette quand tu as fait ça" (rires)...
Du coup ils sont contents que j'écrive en anglais, comme ça
ils ne comprennent pas (rires)...
J'ai parfois du mal à reconnaître les mots français
lorsqu'ils sont écrits. C'est une gymnastique que je ne maîtrise
pas encore assez. Il y a une subtilité dans le langage français
et j'ai tendance à oublier les "a" et les "e",
sinon je trouve que ça ne colle pas au niveau du rythme (rires).
Il faut que je trouve un moyen plus efficace et que j'affine plus mon
écriture pour être capable de faire plus honneur à
votre langue.
C'est pour cela, que sur scène, vous expliquez
d'abord la chanson en français ?
Oui c'est exact...
Je passe beaucoup de temps en France, il est donc important pour moi de
parler la langue. Ceci me permet de mieux comprendre les réactions
des gens. Pour revenir à la question précédente,
c'est difficile de chanter le français et c'est peut être
pour cela que vous avez une tradition d'auteurs alors qu'aux Etats-Unis
c'est plutôt la musique qui est mise en avant.
C'est aussi pour cela que je veux vraiment m'améliorer avant d'écrire
en français. J'ai déjà chanté en français,
c'était pour France 5. Les titres interprétés étaient
"Les vieux amants" et "Les mots bleus",
mais mes interprétations étaient un peu plus rock (rires)...
Vous avez dû être très influencée
par les protest-songs, en vivant en France avez-vous aussi découvert
des artistes engagés qui vous ont marquée au niveau des
textes ?
Auparavant j'étais dans le Jazz, donc enfermée dans un style.
En changeant de genre musical j'étais encore cataloguée,
mise dans une boite.
Dans les Festivals je n'ai pas eu le temps de rencontrer et d'écouter
d'autres artistes engagés, ce qui est dommage.
Ceux que je connais le plus sont Brel et Brassens qui sont
d'une autre génération. J'aime bien les textes de Mauranne,
bien quelle soit plus une interprète et que les textes qu'elle
chante soient plus légers.
Dernièrement j'ai découvert Grand Corps Malade dont
les textes sont très réussis. Ce sont tous des artistes
que je commence à découvrir, tout comme Gainsbourg
avec ses jeux de mots et ses doubles sens.
Il y a encore un décalage entre les chansons et mon niveau en
français. C'est à dire que je suis encore handicapée
quelque part (rires).
Pour vous y a-t-il une différence fondamentale
entre le Jazz, le Blues et toutes les autres musiques, ou est-ce la même
chose ?
Pour moi c'est la même chose, d'ailleurs Led Zeppelin ou les Rollings
Stones étaient influencés par tous ces styles.
Il est important de faire tomber ces barrières que je juge inutiles.
C'est juste bon pour le marketing car tu sais dans quelle rubrique trouver
tel ou tel artiste.
Certains artistes devraient se lâcher, ils se rendraient compte
qu'il y a un fil conducteur qui lie toutes ces musiques.
Cela permettrait aussi aux gens de découvrir d'autres cultures.
Ce que j'ai vécu tout au long de ma vie m'a ouvert les oreilles
et les yeux...
Parlez-vous beaucoup d'autres langues ?
J'ai quitté les USA à l'âge d'un an pour vivre au
Surinam (ancienne Guyanne hollandaise, Nda). J'ai donc parlé
le hollandais avant de parler en anglais (rires). Je n'ai commencé
à parler l'anglais qu'à partir de l'âge de 6 ans.
Après j'ai appris le français "sur le tas". Je
parle aussi un peu le japonais et le grec. J'adore les langues et j'aimerais
en apprendre de nouvelles.
D'ailleurs il y a de nombreux bluesmen actuels qui mélangent la
musique à leurs origines, cela donne des mélanges formidables.
On le voit bien dans la série de films produits par Martin Scorcese.
D'ailleurs les musiques américaines sont souvent issues d'Afrique
et on en ressent encore les subtilités.
Aux USA on dit qu'il y a 2 styles de musique, celle qui te fait taper
des pieds et celle qui ne te fait pas taper des pieds.
C'est comme cela que je réagis en écoutant des disques même
si je ne connais pas la langue.
Les problèmes sociaux au Surinam vous ont-ils
marquée ?
Oui, au même titre que ceux que j'ai rencontrés au Pérou
ou en Argentine. En voyageant avec mon père j'y ai vu des dizaines
de kilomètres de bidonvilles. J'étais choquée par
la différence entre les quartiers riches et les quartiers pauvres.
J'ai aussi vu à Antigua une petite fille mourir devant mes yeux,
renversée par une voiture. Il n'y avait aucun moyen pour faire
venir des secours et il n'y avait pas d'hôpital à proximité.
C'était horrible, j'ai vu toute la scène avec la mère
en pleurs...
J'ai aussi vu des maladies comme l'éléphantiasis alors que
j'étais très jeune...
Si vous deviez retourner aux USA, dans quels Etats
aimeriez-vous vivre ?
Dans ceux qui m'accepteraient avec mes textes (rires). Par exemple je
ne crois pas que Washington m'accepterait facilement, ni le Texas (rires).
Aujourd'hui où vivez-vous ?
Je partage ma vie entre la France, la Hollande et Londres.
Avez-vous besoin d'une atmosphère particulière
quand vous écrivez ?
J'essaye de me mettre dans les situations. Par exemple j'adore prendre
le métro à Paris aux heures de pointe. Ceci me montre la
vraie vie et me permet d'être dans la réalité des
gens.
Après je vais dormir et réfléchir là-dessus.
Souvent je me réveille vers 3 heures du matin, 3h49 pour être
exacte, c'est systématique (rires), même mes chats le savent
maintenant et se réveillent à la même heure.
Je commence donc alors à écrire dans mon salon en retranscrivant
tout ce que j'ai absorbé dans la journée. Parfois j'y pense
en dormant donc je m'oblige à me lever pour aller écrire.
Je dors aussi avec un magnétophone à côté du
lit au cas ou je n'ai pas la force de me lever.
Que cela vous fait-il de participer à la
clôture d'un Festival de Blues ?
Le seul problème que cela me pose est que j'aurais voulu rencontrer
Isaac Hayes qui était aussi prévu aujourd'hui (Isaac
Hayes a annulé sa venue à Cognac suite à des problèmes
de santé, Nda).
Cela m'était déjà arrivé avec David Bowie
au paléo Festival...
Sinon ça ne me pose aucun problème, sauf si vous voulez
que je flippe maintenant (rires)!
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