Nda : Jon Cleary est devenu l’un des musiciens les plus demandés et les plus authentiques de Louisiane. Un fait peu banal lorsque l’on sait que le bonhomme est né à Cranbrook, dans l’état du Kent, en Angleterre. A l’instar de ses idoles, Professor Longhair et James Booker, son nom est aujourd’hui inscrit au panthéon des pianistes de la Cité du Croissant.S’il continue d’accompagner les plus grands, l’artiste mène également une remarquable carrière pour son propre compte (il a signé son premier album solo dès 1994, à l’âge de 32 ans). L’appellation du groupe, qui l’accompagne dans cette formule, est The Absolute Monster Gentlemen. Un patronyme qui n’a probablement pas été choisi au hasard. En effet à son contactj’ai pu me rendre compte que, si Jon ne devait garder qu’un seul trait de caractère relatif aux britanniques, ce serait bien celui lié à la courtoisie et au célèbre flegme de nos voisins d’outre-Manche. C’est donc un vrai gentleman du blues (mais qui n’a rien de monstrueux) que je vous propose de retrouver à votre tour.
Jon, as-tu suivi un apprentissage musical particulier durant ton enfance en Angleterre ?
J’ai appris la musique par le biais de ma famille. Mes grands-parents étaient musiciens, ma mère et mes trois oncles l’étaient également. Bref, tous mes proches étaient des amateurs éclairés, de véritables amoureux de cet art. A chaque Noël, j’étais particulièrement excité car chacun apportait de nombreux disques que nous diffusions à cette occasion. Nous les écoutions tous ensemble et j’étais très heureux à l’idée de choisir les chansons. Je n’étais, alors, qu’un enfant...
Très tôt, une guitare m’est passée par les mains. J’ai donc grandi dans cette ambiance. Je voulais que l’on me montre comment changer les cordes et j’ai, réellement, commencé à jouer de cet instrument alors que j’avais 5 ans. Après avoir quitté l’école (Jon est diplômé d’une école d’art, nda) j’ai décidé de partir à la Nouvelle-Orléans. J’y ai trouvé un endroit, sur les bords du fleuve Mississippi, où il y avait un piano. J’ai donc commencé à écouter beaucoup de pianistes, puis me suis mis à m’exercer assidument tous les jours. Pour apprendre, j’ai pu compter sur l’appui d’excellent musiciens locaux. C’est ainsi que tout a commencé…
Quelle était l’importance de la musique de la Nouvelle-Orléans, en Angleterre, lorsque tu étais enfant. Avais-tu l’occasion d’en écouter beaucoup à ce moment précis de ta vie ?
Oui, l’un de mes oncles voyageait à travers le monde. Ses pérégrinationsl’ont, aussi, conduit à la Nouvelle-Orléans où il est resté pendant quelques années. Lorsqu’il est rentré en Angleterre, sa valise débordait de disques. J’avais 11 ou 12 ans et je passais beaucoup de temps avec lui à ce moment-là. Il me faisait alors écouter des 45tours d’artistes tels que Professor Longhair, Fats Domino, Huey « Piano » Smith etc…
J’ai vraiment bénéficié d’une éducation formidable, qui a développé ma passion pour la musique et les musiciens. Je me suis, ainsi, rendu compte que c’est ce que j’aimais le plus…
As-tu fréquenté des groupes, en Angleterre, avant de partir en Louisiane ?
Oui, j’ai commencé à me produire sur scène aux alentours de mes 13 ou 14 ans. J’ai grandi dans une partie de la ville où il y avait des pubs. Des groupes, qui y donnaient des concerts, me permettaient toujours de faire des morceaux avec eux. Puis, j’ai réellement commencé à jouer pour de l’argent alors que j’avais 15 ans. J’étais guitariste au sein du premier combo de blues que j’ai fondé. Nous nous produisions dans les pubs du sud du pays. Puis, à l’âge de 17 ans, j’ai terminé mes études et suis allé vivre à la Nouvelle-Orléans.
Tu étais vraiment très jeune, dans quelles circonstances es-tu parti vivre là-bas ?
C’était après avoir quitté l’école. Ce choix est purement personnel, j’y suis allé seul…
Cela a-t-il posé un problème auprès de ta famille, de tes parents ?
Avant que je parte, je leur ai dit que ce n’était que pour une durée de deux semaines. Maintenant, cela fait plus de 35 ans que j’y suis installé (rires) !
Quelles ont été les premières rencontres que tu as faites sur place ?
La première nuit, après mon arrivée, je me promenais dans la rue et suis tombé sur un club nommé le Maple Leaf. C’est le grand Earl King qui s’y produisait alors. Il était l’un de mes héros et j’écoutais beaucoup ses disques. Lorsque j’ai quitté ce bar, je suis tombé sur un autre endroit, deux blocs plus loin, où un panneau indiquait que Huey « Piano » Smith y jouait le soir-même. Je te laisse imaginer tout ce que j’ai pu ressentir dès ces premiers instants passés en Louisiane.
C’est donc Earl King qui a été le premier musicien que j’ai vu sur place. Puis, très rapidement, j’ai trouvé un petit boulot au Maple Leaf. Le pianiste régulier de l’endroit était James Booker. C’est donc à ses côtés que j’ai appris toutes les subtilités du piano. Après tout ce temps, je réalise qu’il était l’un des plus grands pianistes de l’histoire de la musique de la Nouvelle-Orléans. Avant, pour moi, c’était juste le gars qui jouait les mardis soir au Maple Leaf.
Peux-tu me présenter, plus précisément, ce club nommé le Maple Leaf ?
C’est simplement un club, situé dans un quartier assez chic du district de Carrollton à la Nouvelle-Orléans. Il se trouve, à peine, dix blocs du fleuve Mississippi du côté de la ville haute. C’est un bar musical depuis, je pense, au moins 40 ans. Il est situé dans un immeuble très ancien. La rue est assez calme car elle est résidentielle. Entre le Maple Leaf et un autre bar, qui était juste en face, j’ai eu un très bel aperçu de ce qui se faisait de mieux, en termes de musiques, à la Nouvelle-Orléans. J’allais souvent assister aux balances de Clifton Chenier, The Neville Brothers, Stevie Ray Vaughan…
En plus de James Booker et Earl King, de nombreux autres artistes se produisaient au Maple Leaf comme Rockin’ Dopsie ou The Society Jazz Band dans un registre plus traditionnel. Il est toujours bon d’y avoir son nom d’inscrit sur une affiche à la porte.
A quand remontent, exactement, tes débuts en tant qu’accompagnateur de Walter « Wolfman » Washington ?
Au bout de quelques années passées à la Nouvelle-Orléans, j’ai été contraint de quitter les Etats-Unis en raison d’un problème de visa. Je suis donc revenu en Angleterre pendant deux ans. Durant cette période, j’ai continué à me perfectionner tout en jouant dans un groupe (à la Nouvelle-Orléans, je me suis contenté d’écouter durant les 3 premières années, je ne jouais qu’à la maison en ne participant qu’à très peu de concerts). Quand je suis revenu en Louisiane, je me sentais prêt. J’ai donc commencé à donner des concerts réguliers au Benny’s Bar sur Valence Street. J’y ai joué, par exemple, avec le chanteur Mighty Sam McClain.
Une nuit, Walter « Wolfman » Washington est entré. Nous avons sympathisé et nous nous sommes découverts des points d’intérêts musicaux communs. Puis, il m’a demandé de jouer avec lui lors d’un concert qu’il donnait le week-end suivant. A cette époque, il était le directeur musical de Johnny Adams. C’est ainsi que j’ai commencé à me produire, tous les vendredis et samedis soir, au sein du groupe de Walter « Wolfman » Washington qui accompagnait Johnny Adams au Dorothy’s Medallion Lounge. Le premier set débutait à deux heures du matin et le dernier se terminait à six heures du matin… C’était ainsi chaque week-end…
J’ai, aussi, effectué ma première tournée derrière ce formidable chanteur de blues qu’était Johnny Adams.
Tu as, par la suite, formé ton propre groupe The Absolute Monster Gentlemen. Peux-tu me le présenter ?
Oui, j’ai continué ma carrière en jouant derrière Earl King , Ernie K-doe et Jessie Hill. Des gens qui enregistraient des disques durant les années 1950 et 1960. Ce sont ces musiciens qui ont contribué à l’élaboration du rhythm and blues de la Nouvelle-Orléans. J’ai aussi accompagné Snooks Eaglin puis j’ai décidé de fonder mon propre groupe, avec la section rythmique qui accompagnait quelques-uns de ces artistes avec moi. Ces musiciens étaient très expérimentés car ils avaient travaillé avec des gens tels que Fats Domino ou The Meters…
Ceci dit, j’étais confronté à des problèmes financiers car il n’était pas aisé de pouvoir obtenir des gigs assez bien rémunérés pour pouvoir payer une telle équipe. Puis, petit à petit, on m’a encouragé à écrire mes propres chansons et je me suis lancé. Un jour, j’ai été contacté afin de participer au New Orleans Jazz & Heritage Festival. Deux choix se sont alors offerts à moi. Soit y participer avec des anciens musiciens qui ont fait leurs preuves, soit utiliser la section rythmique d’un groupe de gospel, que j’aimais beaucoup et qui étaitissude ma génération. J’ai donc proposé à ces jeunes musiciens de participer, à mes côtés, au festival et d’y interpréter mes propres chansons. Ils ont tous été d’accord. Après quelques concerts, nous avons trouvé que notre son était vraiment bon. Ce groupe s’est donc officialisé et je l’ai appelé The Absolute Monster Gentlemen. Cela fait maintenant 20 ans qu’il existe…
Quand tu écris des chansons, où puises-tu ton inspiration ?
Quand tu es musicien, tu as un peu comme des antennes et tu deviens très réceptif à tout ce qui se passe autour de toi. Je reste donc très attentif lorsque je regarde la télévision, écoute la radio ou lorsque j’observe les gens dans les bars. J’essaye de me souvenir de tout ce qui est un peu inhabituel et de garder cela au fond de moi. Je lis des livres, je parle à des gens et parfois je me dis que telle ou telle discussion pourrait aboutir à un texte de chanson. Lorsque je me mets au piano et que je joue, j’ai parfois des réminiscences de choses que j’ai pu voir ou entendre par le passé. Je me sens un peu comme une éponge qui absorbe tous ces éléments. Il m’arrive aussi d’oublier certains faits mais ils peuvent revenir à mon esprit deux ans plus tard, lorsque le bon moment est venu. Je collecte donc tout cela dans mon esprit et, au bout d’un moment, je peux m’en servir afin de trouver une nouvelle idée de chanson.
Tu as eu la chance de jouer avec la plupart de tes idoles et bon nombre de grandes vedettes du blues (BB King, Bonnie Raitt, Keb Mo’, Taj Mahal…). Parmi toutes ces collaborations, quelles sont celles qui t’ont le plus marqué ?
(longue hésitation, nda) Actuellement, c’est mon travail aux côtés de Nigel Hall dont je suis le plus fier. Nigel est l’un de mes bons amis de la Nouvelle-Orléans. Comme moi, il joue de divers instruments (batterie, basse, guitare, piano) et il chante. J’apprécie énormément le fait de travailler avec lui. Nous avons enregistré une chanson samedi dernier (entretien réalisé le 4 juillet 2014, nda), au lendemain de l’annonce de la disparition de Bobby Womack (le 27 juin 2014, nda). Ce titre est un hommage à ce grand musicien. C’est vraiment ma collaboration préférée…
Bien sûr, j’ai adoré travailler avec Taj Mahal qui est une idole pour moi. Pareil pour Bonnie Raitt, Dr John, Walter « Wolfman » Washington ou Johnny Adams. J’ai, également, eu beaucoup de chance de pouvoir jouer avec BB King, John Lee Hooker, Ike Turner etc…
Pour certains d’entre eux c’était durant une longue période, pour d’autres juste pour une nuit. Je m’estime donc très chanceux. Mais, encore une fois, ma plus grande source d’inspiration actuelle est Nigel Hall.
Tu es un chanteur, un guitariste, un pianiste, un songwriter et on peut même, depuis peu, te considérer comme un acteur puisque tu as joué ton propre rôle dans la série télévisée Treme. Le fait d’avoir participé à ce programme, dédié à la Nouvelle-Orléans de l’après ouragan Katrina, a-t-il été une chose importante à tes yeux ?
Cette série a été très généreuse avec nous, car elle inclut de nombreux musiciens de la ville. Très honnêtement, le fait d’y apparaitre n’est pas une chose très importante pour moi. Ceci-dit je pense que, si on ne m’avait pas contacté pour y participer, je me serais senti exclu (rires) !
Est-elle très proche de la réalité ?
Quelques aspects sont très réels, mais d’autres sont de la fiction totale. Je pense que, pour les habitants de la Nouvelle-Orléans,il a parfois dû être étrange de regarder cette série…parce qu’il s’agit de leurs vies. Le fait de se replonger dans les désastres provoqués par le passage de l’ouragan Katrina a du faire de la peine à beaucoup de gens. Ce n’est pas une chose que l’on a envie de se remémorer…
Par contre, le reste du monde a pu voir ce qui s’est vraiment passé dans cette ville. La Nouvelle-Orléans est très fragile, elle est fragile comme une femme âgée et diminuée. Cette catastrophe a été très dure à vivre, elle reste une chose horrible pour tous les habitants de la cité.
Connais-tu, personnellement,d’autres musiciens européens qui se sont établis en Louisiane afin d’y mener une carrière ?
Il y a énormément de musiciens à la Nouvelle-Orléans et, parmi eux, beaucoup sont venus puis sont repartis. Je passe la plupart du temps sur la route à voyager et, quand je rentre chez moi, c’est parfois pour faire autre chose que de travailler. Je reste donc à la maison et ne vais pas forcément dans les clubs. Il y a certainement beaucoup d’excellents musiciens européens à la Nouvelle-Orléans, mais je ne suis pas familier avec eux.
Quels sont tes projets ?
Je viens de terminer un nouvel album, dont je suis très satisfait. Il s’agit, maintenant, de trouver une maison de disques pour le sortir. Je tiens à ce que ce soit un bon label mais, compte tenu de l’état du business musical, ce n’est pas une chose aisée. Je pense, aussi, que je vais continuer avec Nigel Hall car cette collaboration m’apporte beaucoup de satisfactions. Je possède un studio dans ma propre maison ou j’aime écrire mes chansons et travailler sur mes projets. Je vais, également, réaliser une nouvelle tournée américaine avec mon groupe et partir donner des concerts au Japon en octobre 2014. L’an prochain, je ferai une tournée en Australie… il y a donc beaucoup de bonnes choses à venir !
En tant qu’anglais d’origine, penses-tu que ta musique représente les sons de la Nouvelle-Orléans, dans le sens le plus pur du terme ?
Je ne sais pas ce qu’est la musique pure de la Nouvelle-Orléans. Elle est faite de différentes choses, c’est un melting-pot. Je n’aime pas définir ce que je fais et je ne pourrais pas y parvenir. Pour décrire ma musique et mon groupe, je dis simplement qu’il s’agit d’une bonne musique faite par de bons musiciens.
A la Nouvelle-Orléans, il y a vraiment d’excellents artistes et les rythmes qui y sont interprétés pourraient être la bande originale de la vie de n’importe qui. Les sons folkloriques de cette ville sont le jazz et le funk. C’est la musique de nos terres, notre folklore à nous. Partout les musiciens qui font de la musique folklorique le font sur demande, parce qu’ils sont payés pour cela. Chez nous, elle fait partie de notre famille, elle est dans nos traditions. J’ai, maintenant, davantage adopté ces traditions que celles qui étaient courantes dans ma famille, en Angleterre. En dehors de cette musique, tu ne trouveras pas de sons qui génèrent un tel enthousiasme général dans une même ville. Elle rassemble les jeunes et les vieux, elle se transmet de génération en génération.
Si tu veux l’apprendre, tu trouveras toujours quelqu’un pour te l’enseigner. C’est une question d’envie, tu n’es pas obligé d’être un brillant technicien plein de virtuosité. La Nouvelle-Orléans, c’est une question d’âme, de spiritualité. Sa musique a pour seul but de rendre les gens heureux, c’est notre docteur à tous. C’est ce que j’essaye de faire tous les jours et, chaque jour qui passe, je continue à apprendre des choses de cette ville.
As-tu une conclusion à ajouter à cet entretien ?
Je tiens simplement à dire que c’est un vrai privilège de venir de la Nouvelle-Orléans, pour jouer de la musique dans tant d’endroits différents. Les publics sont toujours très enthousiastes et ils me donnent beaucoup de joie. C’est ce qui me permet de faire mon métier le plus correctement possible. Je suis un européen, qui a passé la plus grande partie de sa vie sur les routes et aux Etats-Unis. Paradoxalement, je me sens plus européen depuis que je vis aux USA. J’ai grandi en Angleterre, un pays qui se situe au nord de la France. De ce fait, quand je viens ici, j’ai un peu l’impression de revenir à la maison, c’est une sensation très agréable (rires) !
Remerciements : Aurélie Roquet et toute son équipe (On the Road Again), Gwenaëlle Tranchant, lisa Bécasse et le service de presse du Cognac Blues Passions.
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