Manu Dibango
L'émission "blues" de radio RDL Colmar animée par Jean-Luc et David BAERST

Nda : Figure incontournable des scènes musicales internationales, le saxophoniste et chanteur Manu Dibango (né le 12 décembre 1933 à Douala, au Cameroun) poursuit avec un engagement, qui force au respect, une carrière débutée à Reims (puis dans des clubs belges à compter de 1956). S’il a prêté ses talents à de nombreux artistes français (de Dick Rivers à Serge Gainsbourg, en passant par Nino Ferrer) qui ont tous vu en lui un grand accompagnateur, c’est sous son propre nom qu’il est parvenu à forger sa légende. Ainsi, le musicien est devenu l’incontestable maitre d’un jazz chargé de groove et mâtiné de sonorités africaines inhérentes à ses racines. Son morceau « Soul Makossa » (sorti en 1972), pillé par Michael Jackson puis par Rihanna, demeure l’un des titres majeurs de la soul music du début des années 1970. Un fait notable qui ne doit en rien occulter une carrière exceptionnelle, illustrée par une cinquantaine d’albums. Après un nouveau concert qui a mis à genoux un public déjà conquis à l’avance, le musicien m’a reçu dans sa loge afin, entre autres, de me parler de son rapport au blues. Un moment fort, ponctué par ses fameux éclats de rires. En un mot, inoubliable…

Manu, on vous connait, principalement, en tant que saxophoniste de jazz de réputation internationale…alors que vous êtes un véritable multi-instrumentiste (piano, orgue, marimba, vibraphone…). Comment avez-vous acquis toutes ces connaissances musicales ?66
Il existe deux théories… On peut devenir musicien, ou on peut naitre musicien… Dans mon cas, je pense être né musicien car il s’agit d’un art que j’ai toujours aimé…en étant guidé par une certaine curiosité. Je pense que ce qui doit mener un musicien dans la vie est la curiosité. Le fait d’aller vers les autres… Il y a tellement de possibilités dans la musique, dès l’instant où tu choisis la curiosité et non d’écouter la musique avec des œillères. Quand je dis aux gens que je ne suis pas un musicien camerounais, ces derniers sont surpris. Je préfère, en effet, dire que je suis un musicien d’origine camerounaise. De ce fait, je suis déchargé du fait que je ne dois faire que de la musique camerounaise (rires) ! Je peux aussi bien écouter des artistes tels que Duke Ellington ou Miriam Makeba, que Sergueï Rachmaninov…

Justement, vous êtes à vous seul l’incarnation de la diversité du jazz, puisque vous avez absorbé des registres très variés depuis le début de votre carrière. De ce fait, ne trouvez-vous pas que votre surnom de « Pape de l’afro jazz » est à la fois très flatteur mais aussi assez réducteur ?
Ce n’est pas toi qui te donnes des surnoms. Tu te contentes de faire ce que tu sens, puis tu le proposes aux gens. Certains d’entre eux te diront que tu n’es pas un puriste. Cela m’est arrivé et c’est vrai ! Je réponds alors que je ne me considère pas comme un puriste, mais plutôt comme un « bâtard » (rires) ! Cela me donne de la liberté car, à titre personnel, j’ai « peur » des puristes. Il y a sept notes dans la musique, avec des univers infinis. Donc, pourquoi se priver d’écouter les autres, sous prétexte que les gensveulent que tu sois absolument africain et que tu ne joues que la musique venue de ce continent…et, si possible, avec du djembé et des boubous (rires) ! Les gens te mettent cela sur les épaules, puis ils fantasment. C’est leur point de vue mais le mien est différent.
En effet, je me considère comme Pape de rien du tout puisque, de toute façon, je suis protestant. Donc je ne peux pas être Pape (rires) ! Je fais, simplement, ce que mon environnement me permet de faire. Comme tout bon artiste, je suis un éternel insatisfait et je considère que je peux toujours faire mieux. Je m’octroie, aussi, le privilège de faire des synthèses différentes des autres. Quand tu écoutes ce que les gens veulent que tu sois, tu deviens prisonnier. Je revendique, simplement, la liberté dans la musique…

Parmi toutes vos influences, il y en a une qui est assez peu citée. Il s’agit du pianiste de blues Memphis Slim. Avez-vous eu l’occasion de le côtoyer lorsqu’il vivait en Europe ?
Oh que oui ! Je l’ai bien connu et je l’ai même fait venir en Afrique…au même titre que d’autres artistes afro-américains. Par exemple, j’ai permis à Kenny Clarke de se produire au Cameroun. Je peux, également, citer Rhoda Scott. Mon plaisir était, le soir venu, d’emmener quelqu’un comme Kenny Clarke dans ma voiture et de le promener dans Yaoundé. Je lui faisais écouter Charlie Parker et des séances auxquelles il avait participé aux Etats-Unis. C’était ma folie… J’ai perdu énormément de fric à ce moment-là, mais je me suis amusé « grave » (rires) !!!

Vous êtes l’un des rares musiciens francophones à avoir enregistré avec le légendaire T-Bone Walker. C’était lors des sessions de son album « …Good Feeling’… » (Polydor) en 1969. Quels sont vos souvenirs les plus marquants, liés à cette rencontre avec l’être humain mais aussi à cette collaboration avec le musicien ?
Le premier souvenir qui me vient à l’esprit est le fait que le disque a été récompensé par un Grammy Award (Best Traditional Folk Album en 1970, nda)…et que nous ne l’avons pas su ! A cette époque là, à Paris, nous ne savions pas ce qu’il se passait à Hollywood… Je me souviens également, que les séances duraient toujours 3 heures avec T-Bone. Le temps, pour lui, de descendre une bouteille de gin. Nous nous demandions comment il pouvait résister… Troisièmement, il nous a montré le bon côté du blues. Ces accords, do fa sol… Il existe, en fait, des renversements que l’on ne connait pas toujours. Il nous a appris beaucoup de choses dans ce sens. Quatrièmement, nous étions fiers de jouer avec lui, car nous aimions sincèrement le blues.
A cette époque, Paris bougeait différemment et le fait d’être sélectionné afin de participer à ces sessions au Studio CBE du claviériste Bernard Estardy (j’ai, par ailleurs, remplacé ce dernier dans le groupe de Nino Ferrer) a été un grand moment. Nous étions vraiment très heureux de faire ce disque avec une bande de copains, dont le guitariste Slim Pezin. Même si le big band présent sur l’album n’est, à mon sens, pas à la hauteur de T-Bone Walker qui était un géant. Pour s’en rendre compte, il suffit d’écouter ses disques antérieurs. J’ai un grand respect pour lui…

L’Afrique est le berceau du blues. D’ailleurs, de plus en plus de bluesmen américains reviennent à leurs racines et décident d’enregistrer avec des artistes africains. Vous intéressez-vous au résultat qui découle de cette fusion ?
Oui ! D’ailleurs, j’ai joué avec une multitude de musiciens différents… Parmi eux, j’ai collaboré avec de nombreux africains tels que Salif Keïta au Mali. J’ai même enregistré un album titré « Wakafrica » (Fnac Music) qui est sorti en 1994. J’y ai invité des personnalités telles que Youssou N’Dour, Angélique Kidjo, Papa Wemba, Geoffrey Oryema, Sinéad O’Connor et même Peter Gabriel qui est un adepte de cette fusion musicale. Nous voyagions en taxi brousse et nous nous arrêtions dans chaque pays afin d’y récupérer certains artistes. Cela reste inoubliable… Puis, nous nous jouions les uns des autres. C’est quelque chose qui m’a toujours hanté car je suis de la génération de ceux qui croyaient au panafricanisme. Malheureusement, il ne s’est pas fait en Afrique…il s’est fait en Europe. Bien que francophones (Bénin, Sénégal, Cameroun, Congo…) nous ne nous connaissions pas en Afrique.
Lorsque j’étais jeune, il n’y avait pas d’avions pour nous permettre de voyager d’un pays à l’autre. D’ailleurs, lorsque je suis venu en Europe (en 1949), c’était par bateau. Dans ma jeunesse il n’y avait, en effet, que les avions militaires qui volaient. Aujourd’hui, les mômes ont l’habitude de faire Paris-Douala en 6 heures. A mon époque, c’était 21 jours par bateau… Quatre ans après la guerre, nous nous sommes retrouvés en France. De Gaulle avait permis aux enfants africains de venir faire leurs études dans l’hexagone. Il ne faut pas oublier, que nous étions alors colonisés. Je venais de Douala mais, bien qu’étant camerounais, je ne connaissais même pas encore Yaoundé. C’est en France que j’ai commencé à lier des amitiés avec des jeunes issus de cette ville. Nous allions dans des colonies de vacances pour africains et c’est là que l’idée d’une Afrique entière est née. J’ai connu les Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas et tout le mouvement de la négritude. Si bien que j’avais une idée panafricanisme de l’Afrique. C’est ce qui m’a toujours hanté et, d’une manière ou d’une autre, j’essaye de restituer cela. C’était une belle époque car j’estime que nous sommes devenus trop frileux. Nous sommes ou sénégalais ou camerounais… Il faudrait suivre l’exemple de l’Europe qui, malgré les difficultés que cela constitue, a su créer un vrai continent. Chacun sa croix (rires) !

En 1972, votre morceau « Soul makossa » est devenu un énorme hit…aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis. Au même moment, le peuple noir américain était toujours en proie à une certaine ségrégation alors que les émeutes de Watts avaient embrasé le pays en 1965. En réponse à cela, le label Stax Records a organisé un concert géant au Los Angeles Memorial Coliseum (le showWattstax, qui s’est déroulé le 20 août 1972). Quelle était la vision de l’euro-africain que vous êtes par rapport à cette révolte afro-américaine ?
Il faut être au bon endroit, au bon moment. Ou, à l’inverse, tu peux être au mauvais endroit au mauvais moment et…recevoir une balle. A cette époque, les noirs américains étaient à la recherche de leurs racines. Il suffit, pour s’en rendre compte, de se remémorer tous les faits ou mouvements qui sont nés à cette période (Angela Davis, Malcolm X…), sans parler de l’engagement d’artistes tels que James Brown. Ils étaient à la recherche de leurs racines afin de démontrer que « black is beautiful ».
Pour cela il fallait s’affirmer, car l’ombre de l’esclavagisme planait toujours…même si les gens étaient libres. Mentalement, les afro-américains étaient toujours sous l’influence du rapport maitre-esclave. Lorsque je suis arrivé avec « Soul Makoussa », je me suis rendu compte que ma musique faisait rêver les noirs américains. Le saxophone n’est pas un instrument africain, mais l’ambiance que j’essayais de transcrire dans mes morceaux a fait son effet. J’ai donc connu le succès aux Etats-Unis, avant de le connaitre en Europe. Puis, du vieux continent, je me suis également exporté en Afrique. Ce morceau a, en fait, été un « retour de bâton » (rires) !

Un morceau qui a été signé par Ahmet Ertegün, pour le compte d’Atlantic Records…ce n’est pas rien…
Le morceau a commencé à tourner aux Etats-Unis, alors qu’il n’y était distribué par aucun label. A l’époque, avec mon groupe, je me produisais dans un petit club du quartier du Marais (Les Chevaliers du Temple). Ertegün s’est déplacé à Paris pour nous voir jouer. 2 ou 3 jours plus tard, il nous a proposé de signer un contrat. Au départ, c’est la firme Motown qui voulait sortir le morceau, avant qu’un label de jazz s’y intéresse également. Les enchères sont donc montées aux Etats-Unis, sans que je sois au courant de la chose. Il semblait tellement improbable qu’un jeune africain, jouant dans les clubs parisiens, puisse connaitre un succès là où les autres vedettes européennes n’y parvenaient pas. D’autant plus que ce titre avait été enregistré en France… Même les labels français n’y croyaient pas.
Heureusement, le morceau a pu être édité à temps aux USA. En effet, il y existait déjà des reprises de « Soul Makossa », en passe de venir squatter la tête des classements à ma place. Ahmet Ertegün avait bien senti le potentiel de cette chanson. Il faut dire qu’il avait déjà été parmi les premiers à signer des contrats avec des bluesmen et à les respecter en termes de royalties. Lui et son frère, Nesuhi, venaient de Turquie. Ils avaient donc une autre mentalité et ils payaient les musiciens ! Il m’a signé dix jours après son arrivée en France et je me suis, immédiatement, vu catapulté à l’Apollo de Harlem qui est un temple de la musique. Je me suis retrouvé à partager l’affiche avec des vedettes telles que The Temptations, Edwin Starr, Aretha Franklin etc. Je suis sorti du Marais pour me retrouver dans l’une des salles les plus prestigieuses de New-York. C’était un véritable conte de fée.

J’ai tendance à vous comparer à Isaac Hayes, car je vous considère comme son pendant euro-africain. Est-ce une influence que vous revendiquez ?
J’ai bien connu Isaac ! En fait, c’est lui qui me ressemble et non l’inverse (rires) ! Nous nous sommes connus lors de la grande période Stax. C’était un créateur terrible. Pour les gens tels que moi, les années 1970 ont été très bénéfiques en termes de création. Nous avons fait beaucoup de choses, cela ne se limite pas à « Soul Makossa ». A cette période, j’étais à mon zénith. J’enregistrais énormément de choses complètement différentes les unes des autres. Cette décennie reste sacrée en ce qui me concerne…

Tout au long de ces décennies de carrière, vous avez collaboré avec une multitude d’artistes prestigieux. Y-a-t-il, cependant, eu des « rendez-vous manqués », avez-vous des regrets dans ce sens ?
Forcément, j’ai réussi bien des choses et j’en ai, également, ratées. J’ai toujours souhaité enregistrer avec Miriam Makeba mais je n’ai pas pu. Pourtant, lorsqu’elle venait à Paris, elle était tout le temps chez moi. Hugh Masekela qui était son premier mari et qui vient de décéder (ce célèbre trompettiste de jazz nous a, en effet, quittés le 28 janvier 2018, nda) était l’un de mes grands copains.
Peu de gens savent que c’est lui et sa bande qui sont à l’initiative du festival musical qui accompagnait le « combat du siècle » réunissant Mohamed Ali et George Foreman à Kinsasha en 1974 (le « combat du siècle », qui a été accompagné durant trois jours par de grands concerts d’artistes tels que B.B. King, James Brown, The Spinners, Miriam Makeba, Bill Withers, Sister Sledge, Manu Dibango et bien d’autres, nda) . J’étais très lié à eux et je regrette profondémentde ne pas avoir enregistré avec Miriam Makeba. Je suis passé à côté d’autres belles collaborations mais c’est cette occasion manquée qui me fait le plus mal.

En termes de conclusion à cet entretien. Y-a-t-il une chose qui vous tienne à cœur et que vous aimeriez aborder ?
Non… Je suis quelqu’un de disponible. Tu vois, lorsqu’on passe une soirée dans un coin où on est jamais venus (avec un nouveau public) et que ça se solde par une réussite…cela fait le bonheur d’un artiste ! Le fait d’aller dans des « contrées inconnues » est toujours accompagné par une certaine appréhension. Il faut dire que nous ne saturons pas la télévision (rires) ! Malgré tout, les gens viennent et les salles sont pleines. C’est ma pomme à moi… Voir les gens sortir heureux d’une salle, c’est mon bonheur ! Je ne suis pas exigeant, à mon âge je profite encore de pouvoir faire ce que je fais et que j’ai toujours aimé faire…

Remerciements : Gaëlle Jacquinot (Le Point d’Eau)

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Interview réalisée au
Point d’Eau - Ostwald
le 24 février 2018

Propos recueillis par David BAERST

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