Nda : A la fois saxophoniste, compositeur, chef d’orchestre, professeur de musique et directeur de la Compagnie Nine Spirit, Raphaël Imbert peut se vanter d’un pedigree à faire tomber de sa chaise le plus flegmatique des clients du Village Vanguard.
Pourtant, l’artiste fait fi de son impressionnant cursus et ne se place nullement dans une optique d’intellectualisation du jazz. Bien au contraire, il milite pour que l’accès à cette musique soit rendu plus facile pour tous.
De plus, avide de recherches, il n’hésite pas à faire s’entrechoquer les registres pour lesquels il a une attirance. Ainsi, après avoir convoqué les esprits de Johann Sebastian Bach et de John Coltrane sur un même album, il est parti à la recherche des racines de la musique afro-américaine afin d’en dévoiler une facette complètement inédite et personnelle.
Il résulte de ces rencontres au pays de Muddy Waters, l’album « Music Is My Home : Act 1 » (Jazz Village, 2016) qui nous permet de découvrir son approche du blues (il y est accompagné par une pléiade d’invités, experts en la matière, comme Leyla McCalla, Sarah Quintana, Alabama Slim et Big Ron Hunter).
Une démarche en rien égocentrique, mais qui flirte sans vergogne avec le sublime.
Raphaël, au regard de ta carrière déjà très riche, on constate que pour toi musique rime souvent avec pédagogie. Non seulement tu es professeur mais en plus, à l’écoute de tes disques, on ressent une insatiable envie de faire découvrir de nouvelles choses à tes auditeurs. Comment expliques-tu cette démarche ?
Cela me parait, en fait, très naturel. La musique est un élément de partage, de compréhension et d’échanges. Il y a toujours le vœu pieux et la palissade qui considèrent que c’est un langage universel. Cependant, au-delà de cela, c’est un moyen de dialogue entre différentes personnes issues de différents contextes. Le disque « Music Is My Home » est la preuve que l’on peut partager et faire de cet art un outil pédagogique. Le blues, le jazz et l’improvisation sont des outils qui démontrent la capacité des gens à pouvoir s’entendre et à faire des choses ensemble…
Au départ tu es un saxophoniste autodidacte qui, par la suite, est devenu premier prix de Conservatoire. Comment passe-t-on de l’un de ces statuts à l’autre ? Cela doit représenter un travail énorme…
Pour le coup, je n’en suis pas particulièrement fier car tout s’est passé relativement vite…parce que c’est Marseille (rires). J’ai reçu mon premier prix de jazz, trois ans après être rentré au Conservatoire, alors que j’étais complètement autodidacte. Si j’étais passionné de musique, je ne savais pas ce qu’était un accord. Je ne lisais, ni n’écrivais la musique et cela ne s’est pas beaucoup arrangé depuis d’ailleurs (rires). J’ai passé mon premier prix, mais j’ai l’impression que le jury a oublié de me demander si je savais lire ou écrire la musique. J’ai eu de la chance et je suis passé, en quelque sorte, entre les gouttes (rires). Le plus gros effort que j’ai eu à produire est la rédaction de mon livre « Jazz Suprême : Initiés, Mystiques & Prophètes » (édité par L’Eclat Editions, nda) au sein duquel j’ai réalisé tout un travail autour du spirituel dans le jazz. Ce travail était à la fois anthropologique, ethnomusicologique et personnel. Mon but était de tirer les liens de tout ce qui nourrit les musiciens de jazz et, plus particulièrement, les afro-américains. Je puisais au plus profond de l’aspect religieux et spirituel. Jusqu’alors, ces sujets n’étaient pas étudiés. C’était un effort personnel. Je n’en ai pas tiré de diplôme universitaire même si je travaille beaucoup avec les Universités ou certains universitaires…
Où puises-tu ta foi pour toutes ces musiques ?
C’est une bonne question ça… (rires) !En ce moment j’ai du mal à le savoir car ma vie est assez chamboulée… Il y a une phrase de Theodore «Ted » Joans (trompettiste de free jazz, poète surréaliste et peintre américain) qui est « jazz is my religion ». Donc, en effet, j’ai moi aussi foi en cette musique. Cette dernière donne à croire, à penser, à espérer… On y trouve une énergie et une ferveur qui sont parfaitement transmissibles et audibles. Il y a des gens qui sont hermétiques à ce registre. Le but n’est donc pas de le rendre audible par tous mais, simplement, plus compréhensible et plus proche.
Dès 2002, tu as commencé à « mélanger les savoirs » au sein du collectif L’enclencheur. Une expérience vécue aux côtés d’autres musiciens mais, également, aux côtés de journalistes, d’amateurs de musique et de sociologues. Quel était votre but précis ?
Le but de L’enclencheur était de sortir des ornières et des frontières afin d’opérer à un dialogue, de travailler ensemble. La preuve qu’il s’agissait d’une utopie…c’est que ça n’a pas du tout marché (rires) !
On me parle souvent de cette aventure, qui est citée dans mes fiches biographiques. Je ne la conteste pas car elle a représenté une expérience révélatrice très précise. En effet, elle m’a démontré que cela ne marche pas ! De toute façon, les volontés de collectifs sont souvent vouées à l’échec. Depuis, des expériences plus concluantes ont été menées. J’ai par exemple, participé à un projet autour de l’IRCAM (Institut de recherche et coordination acoustique/musique) via le logiciel OMax. Là, nous étions en totale symbiose avec les chercheurs, les amateurs et les différents artistes. Le but de L’enclencheur, dans le contexte marseillais, était de créer une sorte de « petit club » réunissant des gens ayant pour passion la musique. Je trouve que le jazz, surtout en France, est victime de sa magnifique histoire. C’est l’histoire des Hot Clubs mais aussi des spécialistes (des gens qui s’érigent en dogmatique de cette musique et qui disent ce qui est du jazz ou ce qui n’en est pas). Ces derniers font que les personnes qui ne connaissent pas les codes de cette musique sont regardées de haut. Cela contribue énormément à l’aspect élitiste du jazz qui, au départ, est populaire. Il doit le rester, malgré son aspect savant. Pour moi c’est la musique du « cul entre deux chaises » puisqu’elle est, à la fois, savante et populaire. Il existe donc cette ambivalence en France. Des gens qui sont spécialistes de la chose mais qui, devenant spécialistes, assèchent le sujet à force de vouloir le rendre trop proche de leur image, de ce qu’ils aiment et qu’ils considèrent être ou ne pas être le jazz. En disant cela, je ne me fais pas que des amis mais comme je le déclare depuis 15 ans, je pense qu’il n’y a plus de secret à ce sujet…
En même temps, ne ressens-tu pas une forme de « démocratisation » pour cette musique actuellement ?
Bien sûr, mais cela ne vient pas des spécialistes du jazz et c’est tant mieux. Ce sont, souvent, les festivals qui font des efforts. On n’est pas placé de la même manière lorsqu’on est organisateur et que l’on est contraint de remplir une salle. Parfois cela donne des choses qui peuvent nous surprendre, nous les musiciens de jazz. Nous trouvons que les programmations sont, parfois, tirées par les cheveux. Tout peut être du jazz car, pour moi, cette musique est avant tout un état d’esprit avant d’être un style. Après, sous prétexte d’être un état d’esprit ou une musique ouverte sur le métissage, on a tendance à mélanger tout et n’importe quoi. Je n’ai rien contre un chanteur tel que Seal, mais il y a tellement de choses originales qui pourraient vraiment mettre en scène des musiques qui se situent dans cet esprit de rencontres, de créativité et d’improvisation….Ces dernières mériteraient d’être à l’affiche alors qu’elles ne le sont pas…
Ce serait, pourtant, magnifique.
Cependant saluons les festivals qui ont fait cet effort de démocratisation et de diversité…qui fait que le public répond présent. Quelque-soit leur taille, les festivals de jazz font le plein aujourd’hui. Moi qui réalise beaucoup de choses avec la musique classique, je sens la différence avec le public du jazz qui s’est considérablement rajeunit. Dans les salles de musique classique, les cheveux sont beaucoup plus gris. Ce n’est pas une chose très grave mais, si on continue comme cela, dans dix ans il y aura de très gros problèmes… Sur les scènes classiques, un gros effort a été fait (ce qui n’est pas le cas dans le jazz) en ce qui concerne la diversité homme-femme, mais il reste un grand travail à réaliser pour donner une autre image de cette musique au public.
J’aimerais évoquer avec toi une autre recherche musicale (voire ethnomusicale) avec le projet OMax et Lomax qui a été fondé dans le but d’étudier les racines afro-américaines et la grande tradition orale qui en découle. Peux-tu revenir, là aussi, sur cette expérience ?
C’est né de ce fameux collectif « Improtech », qui était autour de l’IRCAM et de pas mal d’ingénieurs et d’anthropologues. Ces derniers réfléchissaient sur le sens de l’improvisation ainsi que sur le rapport entre l’improvisation et l’oralité avec les nouvelles technologies.OMax est un logiciel d’improvisation, une espèce de bébé qui apprend à jouer la musique en vous écoutant et qui transforme ce que vous jouez. A partir de ce que vous faite, il arrive même à réaliser des choses que vous seriez incapable de jouer techniquement. C’est une chose passionnante, mais j’ai des amis musiciens qui n’ont pas accroché sur ce principe. Elle met en action des principes de construction pour improviser. Ces dernières sont liées à ce qui est, pour moi, la nature du blues. Le blues est, avant tout, lié à cette façon de répéter pour se faire comprendre et de trouver la réponse à ce que l’on joue. On peut le faire en free jazz, en musique contemporaine ou en rock…si cet outil est respecté, c’est du blues !
OMax fait cela car il repère, dans ce que vous jouez, des choses qui reviennent. Des choses qui sont répétées sont des choses qui se construisent. Le logiciel trouve d’autres moyens de construction à partir de cela… J’ai donc dit à l’IRCAM qu’ils ont inventé un logiciel de blues alors qu’ils étaient loin d’imaginer la chose. Nous avons pris des vieux documents enregistrés par John et Alan Lomax qui ont sillonnés le monde entier à la recherche des musiques populaires (au sens premier du terme, c’est-à-dire la musique qui émane du peuple) et nous les avons « omaxisées ». Le résultat a donné un outil très contemporain et vraiment ancré dans les racines de cette musique.
En ce qui te concerne cette « rencontre » avec John et Alan Lomax remonte à quand ?
Nous sommes tous, sans le savoir, des enfants des Lomax. Nous aimons tous des documents pris sur le vif par ces derniers. C’est une belle histoire, qui a marqué les esprits. John et Alan, dans leur petit cercle intellectuel, étaient plus intéressés par les recherches d’Arold Schönberg et le dodécaphonisme. Puis ils se sont dit que cela était réservé à leur petit milieu. Comme ils étaient tous de gauche, avec une conscience communiste ou socialiste assez forte, ils ont souhaité travailler pour le peuple. Donc, ils ont commencé à travailler sur ce que le peuple propose afin d’en faire quelque chose d’autre et de le transmettre. A l’époque de Roosevelt (avant l’arrivée du Maccarthysme) il y avait, chose que l’on oublie souvent, une forte conscience de gauche aux Etats-Unis. On pouvait, par exemple, y voir des émissions de télévision avec The Weavers ou Pete Seeger. Ils jouaient du blues, invitaient des artistes noirs et les faisaient jouer avec des musiciens de country. Il existait alors une vraie volonté de mélange et de partage…
De la famille Lomax à Tim Duffy, il n’y a qu’un pas que tu as franchi en allant à la rencontre de ce dernier et de la Music Maker Relief Foundation. Comment la chose s’est-elle déroulée ?
Beaucoup de gens, à commencer par Philippe Langlois du label Dixiefrog ainsi que Petra Gehrmann (de Métisse Music) mon éditrice, m’ont conseillé de m’intéresser au travail de Tim Duffy (d’autant plus que je devais me rendre dans le sud des Etats-Unis dans le cadre d’Improtech).Il a permis à de nombreux musiciens de blues d’émerger.
Tim est un peu différent de Lomax car il a une volonté commerciale. Il veut que ses artistes puissent vendre des disques et vivre de leur art. Lorsque j’ai rencontré Alabama Slim et Big Ron Hunter, ils avaient un boulot ou étaient à la retraite. Pour eux, la musique est plus une nécessité qu’un travail. Elle est en eux, elle est vitale et fait partie de leur histoire. Ce qui n’a aucune conséquence car ce qu’ils font est absolument magnifique. Beaucoup de gens disent que Lomax était un grand monsieur très généreux. En réalité, c’était un « filou » car il a utilisé le travail des autres et l’a rendu gratuit…alors que les musiciens auraient préféré être payés pour ce qu’ils faisaient. Tim, lui, possède cette volonté de trouver des concerts et d’aider des vieux musiciens (qui sont les héritiers d’une grande tradition) dans le besoin. La volonté de la Music Maker Relief Foundation est de les protéger.
De plus, ces musiciens ne se considèrent pas comme des puristes.En France, j’ai même des amis qui sont des « puristes » du jazz et du blues alors qu’ils n’ont jamais mis les pieds aux Etats-Unis. Par contre, ils savent ce que c’est et il ne faut pas leur dire qu’untel ou untel fait du blues alors qu’ils considèrent que ça n’en est pas. Les américains savent ce qu’est la tradition mais ils n’ont pas de point de vue arrêté et puritain sur la chose.Tim fait un travail extraordinaire et il m’a permis de rencontrer de nombreux artistes. C’était grandiose !
Il résulte de cette rencontre un album au nom magique « Music is My Home ». Comment as-tu préparé ce disque en amont de son enregistrement ?
Cela s’est fait naturellement par le biais de toutes mes missions réalisées aux USA. Il m’était devenu évident d’en tirer un disque. Faire de la recherche c’est bien mais faire de la musique c’est mieux (rires) ! L’un se nourrit de l’autre et vice-versa. L’idée était de le réaliser en France, avec mes musiciens ainsi que quelques invités américains. J’ai donc convié Leyla McCalla, Sarah Quintana, Big Ron Hunter et Alabama Slim. Ils sont tous venus en France (sauf Sarah, qui a trouvé le titre de l’album, qui a été enregistrée aux Etats-Unis). Cela a été une belle aventure qui représente la conclusion idéale à tout ce qui a été fait auparavant. Cette conclusion n’en est, d’ailleurs, pas une car nous « tirons le fil » de tout ce travail. « Music Is My Home : Act 1 » est une vraie réflexion sur nos racines et, paradoxalement, j’ai maintenant envie d’aller vers quelque chose de plus personnel. Je veux aller voir où se trouve exactement ma maison. « Music Is My Home » c’est bien beau mais il y a aussi un foyer et des racines qui sont là. Il va falloir, maintenant, les assumer à partir de ces connaissances que je me plais à posséder sur la musique américaine.
Avant de découvrir l’album, je me demandais si tu avais dû t’adapter à ces bluesmen ou si, au contraire, ce sont eux qui ont été contraints de se fondre à ta personnalité artistique. Au final, on sent que chacun a gardé son style et que vos talents se sont complétés…
C’est toujours le risque dans ce genre de projets… En fait, il faut jouer tel que l’on est.Je me souviens de certains « spécialistes français du blues » qui me disaient que je n’arriverai pas à faire jouer telle ou telle chose à un musicien comme Alabama Slim (que cela allait leur paraitre trop étrange). En fait, dès la première fois que j’ai jammé avec lui (chez lui, en compagnie de son groupe, à La Nouvelle-Orléans) j’ai joué à ma manière et tout s’est bien passé. Je ne prétends pas être un connaisseur en blues mais j’aime cette musique et j’apprécie le fait de la pratiquer à ma façon. Au final, cela fonctionne très bien. Le but de « Music Is My Home » est de montrer le sens de l’hospitalité que possèdent ces bluesmen américains. Il ne faut pas mentir avec eux, dire que l’on connait leur registre sur le bout des doigts puis ne pas assurer. Ils ont eu plein de mauvaises expériences et peuvent te raconter un tas d’anecdotes sur des gens qui sont révélés être « à côté », alors qu’ils prétendaient tout connaitre. Je viens du free jazz, je suis un grand amateur de Coltrane. Ce dernier était, aussi,un grand musicien de blues. Le but était donc de démontrer qu’il s’agit de la même musique. D’une certaine manière c’est, vraiment, le cas. Elle répond même à certains aspects de notre musique populaire française, que l’on peut identifier par rapport à cela. Le plus passionnant est de rester soi-même, d’être soi-même…d’être avec le jazz comme on est dans la vie. Cela marche…
Sur ce disque on passe de l’émotion d’Alabama Slim (avec le morceau « The mighty flood » qui rappelle les heures tragiques du passage de l’ouragan Katrina en Louisiane) aux éclats de rires de Big Ron Hunter. Au final, qu’est-ce qui t’a le plus touché chez ces musiciens ?
Justement, c’est qu’il s’agit de gens avec lesquels on pleure, on rit, on partage etc. On relativise beaucoup à leurs côtés, car ils ont une vie ô combien difficile. Aujourd’hui, je suis très content de les retrouver, ils m’apportent tellement… Il m’est arrivé de pleurer avec eux. Quand Alabama Slim vous raconte son expérience de Katrina, quand Big Ron Hunter évoque tout ce qu’il a enduré... D’un autre côté, ce dernier peut devenir le bluesman le plus joyeux du monde et, dès qu’il joue trois notes, vous avez juste envie de danser et d’aimer. C’est une sacrée belle expérience…
Tu le disais toi-même, pour beaucoup, le jazz est considéré comme un registre de puristes. Dans le blues c’est un peu pareil. Des gens conservent des œillères et sont réfractaires à toute approche originale de cette musique. Alors, comment faire pour rendre populaire une musique faite de ces deux éléments ?
J’essaye de ne pas me poser la question en ces termes…
Je pense que, justement, si on montre que ça marche en restant soi-même (en faisant quelques efforts pour être compris), tout le monde peut s’y retrouver. Sur ce disque, comme en concert, on essaye d’avoir un fil conducteur et de toucher les gens à partir de ce dernier. C’est pour cela que la diversité des invités et des musiciens est importante. Alabama Slim n’a que vingt chansons à son actif et il joue tout en mi avec la corde de mi grave à vide. C’est une véritable obsession…
Pour Ron, tout est basé sur sa joie de vivre. Le contraste des deux (qui s’entendent très bien) rend tout possible. De notre côté, nous sommes tellement ravis de jouer avec eux que tout devient facile. Rendre populaire cette musique n’est pas la rendre populiste. Je suis très à cheval sur la définition de ces termes. J’en discute souvent avec des amis (anthropologues, universitaires, scientifiques) auxquels je reproche de mettre dans le même panier la musique faite pour faire de l’argent (comme Michael Jackson, Prince ou David Bowie que j’apprécie beaucoup voire que je vénère). Aujourd’hui on vend tout et n’importe quoi. Ce qui a du succès n’est pas forcément ce qu’il y a de plus utile à l’homme. Dans la musique c’est pareil, il y a énormément de déchets et quelques perles. Puis, il y a la musique populaire (traditionnelle, folk…). Le blues n’est pas une musique traditionnelle et elle est encore moins folklorique. C’est une vraie musique populaire qui émane d’une communauté. Elle est l’expression d’un peuple. Le rap est, également, un exemple de musique qui a le cul entre deux chaises. Pas, comme le jazz, entre musique savante et populaire mais entre musique populaire et musique industrielle. A une époque, le jazz avait même le cul entre trois chaises quand il s’agissait d’une musique qui se vendait (des années 1920 aux années 1940, à l’époque du swing era). C’était à la fois une musique de l’industrie du disque, une musique qui commençait à être savante (Duke Ellington…) et une musique populaire. Je suis très attaché à la véritable définition de ces mots. Populariser cette musique est, simplement, lui rendre ses racines populaires sans se poser la question du populisme. Beaucoup de mes collègues, que je respecte, font dans la facilité. Ils rendent accessible une chose qui n’a pas, forcément, besoin de l’être à ce point-là.
L’album « Music Is My Home » est sous-titré « Act 1 ». Cela laisse présager une suite. Est-elle déjà à l’état d’ébauche ?
Plus que cela car nous allons déjà en jouer des extraits ce soir ! Cette année 2016 aura été riche en grands changements (personnels par exemple…). J’ai vécu des choses très fortes et j’ai, maintenant, envie de les raconter. Après avoir évoqué la vie des autres, j’ai envie de dire qui je suis. « Music Is My Home » certes, mais il est temps pour moi de mener une réflexion sur mon foyer, ma place, mes propres racines. On va composer et écrire dans ce sens avec ma sœur et Marion Rampal. Ces textes seront en anglais mais aussi en français (ce qui sera une première). Je tiens à recentrer les choses car j’ai toujours mené des projets au service des autres comme « Bach-Coltrane » (paru en 2008) qui ressort ces jours-ci .J’ai déjà fait des albums de compositions personnelles de jazz mais c’était en trio ou en quartette. Là on va se servir du socle populaire que nous avons trouvé sur « Music Is My Home » afin de mener à bien une réflexion sur ce que je suis et sur ce que j’ai envie de proposer. Ceci, avec en ligne de mire, la question de savoir à quoi sert le blues, le gospel, notre musique traditionnelle…et savoir comment ces sons résonnent sur des choses très actuelles.
Raphaël Imbert qui joue Coltrane, Supersonic de Thomas de Pourquery qui se lance dans l’interprétation de Sun Ra…Finalement la France n’a jamais aussi bien tenu son rôle de patrie du jazz !
Oui, mais il y a des problèmes qui persistent. Je suis très perplexe sur la façon dont le jazz est enseigné dans les Conservatoires. Les festivals réussissent (mais que sur des évènements ponctuels) à démocratiser cette musique autour de figures qui sont plus ou moins jazz. Je suis contrarié quand j’entends Ibrahim Maalouf (que je respecte énormément) qui, à l’instar d’artistes aussi divers que Dave Brubeck ou Michel Jonasz (des gens qui ont démocratisé le jazz par leurs succès), empêche sa musique de devenir prisonnière d’elle-même et, du coup, ne la qualifie plus de jazz. Il fait pourtant cela et c’est merveilleux !
Cependant, aujourd’hui, il dit dans ses interviews qu’il ne fait pas de jazz. J’ai juste envie de lui dire d’arrêter ses conneries. Il joue de la trompette, il fait des solos et il est accompagné d’une rythmique. Bref, c’est du jazz ! Il faut assumer cela ! Pourquoi à chaque fois que ça marche pour un musicien, ce dernier déclare qu’il ne fait plus du jazz ?
C’est ridicule… On a une vraie maladie en France par rapport à cela. C’est un problème psychologique, on n’assume pas les mots. Tu fais du jazz et tu fais du jazz populaire, tant mieux !On aime ou on n’aime pas ce que fait Ibrahim mais le fait est qu’il remplit les Zéniths.Sur les 50.000 spectateurs qu’il parvient à réunir sur une tournée, tu sais qu’il y en a au moins 5000 qui vont venir te voir toi et qui vont s’intéresser à ce que tu fais. Je n’ai pas son succès mais nous travaillons tous pour que ça marche…nous sommes tous complémentaires !
Puis il y a ce milieu de la musique improvisée (dont je viens aussi) qui dit qu’il ne fait pas du jazz (sous-entendu qu’on ne fait pas de la musique d’américains et de noirs…une aberration que j’ai déjà entendue). Ces musiciens disent cela alors qu’ils se produisent en formation guitare-basse-batterie. Cela me donne juste envie de rigoler car c’est exactement un trio à la Wes Montgomery. Si la musique n’est, pas exactement, la même, elle est faite parce que lui l’a faite avant… Vous faites donc du jazz les gars, arrêtez de chercher midi à 14 heures. Vous n’allez pas mourir plus jeune parce que vous dites que vous en faites. Les gens ont une image ambivalente du jazz car les jazzmen, eux-mêmes, n’assument pas leur musique.
A l’inverse, Un authentique jazzman au sens stylistique du terme, Jean-François Bonnel, alongtemps, été considéré comme passéiste alors qu’il est le meilleur free jazzman que je connaisse.C’est comme dans la musique baroque, il y a des gens quisont très bien leur style et d’autres qui ont juste envie d’exprimer quelque chose de personnel. Ils ne connaissent peut être pas tel ou tel enregistrement obscur de Jimmy Cobb, datant de 1957, mais peu importe… Le jazz est une très grande famille recomposée, depuis sa naissance, d’influences totalement délirantes, diverses et antagonistes qui marchent. Arrêtons de dénigrer quelque chose qui fonctionne !
Là le jazz sera vraiment populaire et assumé par tout le monde. De même, le mot swing est très important à mes yeux. Nous avons besoin de swing (je ne parle pas de revival), de ce balancement. C’est le swing qui a permis d’inventer cette musique qui réunit des choses totalement antagonistes (musiques, philosophies…).
Nous vivons une époque durant laquelle nous avons besoin de cela. Sortir du manichéisme permanent et des débats sans fin (vous avez tort, je suis le bien et vous êtes le mal etc.). Le jazz est la musique du bien et du mal, c’est la musique du sacré et du profane, c’est la musique du bordel et de l’église… Nous avons besoin de cela, de cette ambivalence, de ce swing…
Remerciements : Coralie Arnould (Nancy Jazz Pulsations), Olivier Corchia (Cie Nine Spirit).
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