Sebastian, je crois que la radio est un moyen de communication qui t'a passionné dès ton plus jeune âge. C'est par ce biais que tu as découvert les musiques afro-américaines. Peux-tu me parler des circonstances exactes de ta "grande rencontre" avec ces sons d'outre Atlantique ?
Effectivement, c'est un peu particulier...
Je suis né en 1957, je suis donc un enfant du milieu du siècle dernier (rires) !
A l'âge de 7 ans j'ai découvert la radio et, plus particulièrement, une émission de France Musique animée par un monsieur qui s'appelait Sim Copans.
Je ne le connaissais pas mais je savais, à son accent, qu'il était américain.
Il présentait ses émissions de cette manière (Sebastian imite Sim Copans en parlant avec une voix aigue et un accent américain) : "Aujourd'hui, nous allons vous présenter une chanson de Leadbelly très intéressante puisqu'elle s'appelle "Good night Irene" etc...".
Ce qui était étonnant chez lui, c'est qu'il présentait tous les styles de blues (électrique, country-blues...) mais aussi du rythm and blues, du gospel, de la soul et de la musique blanche comme la country music, la folk (Sebastian cite Woodie Guthrie, Pete Seeger, Cisco Houston, Dave Van Ronk...) etc…
C'était quelqu'un qui ne se fixait aucune frontière, il ne connaissait aucune barrière.
Cela m'a frappé et, depuis, je suis devenu quelqu'un d'extrêmement réfractaire aux barrières.
Je me suis dit que les barrières stylistiques que l'on cherchait à mettre n'étaient pas forcément les bonnes.
J'ai appris, par la suite, que Sim Copans avait vécu en France avant la seconde guerre mondiale. Il y avait fait des études à Nancy, puisqu'il avait bénéficié d'un programme d'échange universitaire dans les années 1930. Quand il est revenu, au moment du débarquement en Normandie en 1944, il a été commissionné afin d'être dans l'un des camions qui faisaient de la radio de propagande. Le but était de faire des annonces aux populations en les tenant informées de la progression des alliés et du déroulement des combats.
En même temps, on leur diffusait de la musique. Il s'agissait, principalement, de vieux disques de jazz plus… quelques uns de blues. Bref, des choses très largement liées à la musique afro-américaines.
Comme il avait une expérience dans la radio, au moment où la république française se construisait, on a fait appel à lui afin de reconstruire la RTF (l'ancêtre de l'ORTF, Office de Radiodiffusion Télévision Française) qui par la suite est devenue les sociétés TF1, France 2 etc...
Ce monsieur a conservé une émission, tout en devenant professeur à la Sorbonne...
C'est comme cela que j'ai découvert les musiques populaires afro-américaines...
J'ai donc connu un "amour multiple" pour ces musiques mais aussi pour la radio. Je me suis beaucoup intéressé à ce média et j'en ai beaucoup fait par la suite (Sébastian intervient encore régulièrement dans les médias, France Culture, France 5 etc.., nda).
Est-ce que tu as eu l'occasion de le rencontrer ?
Il se trouve que mon père était enseignant et l'avait croisé à quelques occasions. Un jour il lui a dit que son fils écoutait toutes ses émissions. Sim Copans a, de ce fait, voulu m'être présenté alors que j'avais 13 ans. Nous avons diné ensemble, chez mes parents, il était accompagné par son épouse...
Par la suite il m'a envoyé des disques qu'il recevait par le biais de la radio. Ainsi, j'avais un peu de tout : du Sonny Boy Williamson comme des disques de washboard etc...
Quand j'ai passé mes examens, il a été l'un des 5 membres du jury au moment de ma soutenance de thèse d'état. L'histoire s'est donc mordue la queue d'une certaine manière...
La dernière fois que je l'ai vu (il est décédé en février 2000) c'était à l'ambassade des Etats-Unis, à l'occasion de la remise de la médaille des Chevaliers des Arts et Lettres à Quincy Jones.
Me concernant, il disait à tout le monde (et j'en était très fier) : "Regardez, il a fait toutes ces études et c'est le premier français a avoir écrit une thèse sur le blues. C'est, un peu, grâce à moi etc...".
C'était drôle...
Tu es parti vivre aux USA très tôt, afin de t'imprégner de ces musiques. Quel a été l'élément déclencheur qui t'a fait te décider et pourquoi l'avoir fait si jeune?
Je me passionnais sur ces musique (Sebastian insiste sur le terme ces) qui sont très larges.
Je issu d'une famille où on me faisait faire du piano, ce qui m'emmerdait royalement...
Si j'avais une bonne oreille, j'étais totalement réfractaire à la partition. A chaque fois qu'on me donnait un morceau à jouer je demandais toujours à la professeur de me l'interpréter une fois. Je le mémorisais et j'arrivais à lui rejouer de mémoire dans la foulée. Je ne sais pas lire une note mais cette mémoire m'a toujours servi...
A l'âge de 13 ou 14 j'ai commencé à jouer de l'harmonica et du banjo...
Pour fêter l'obtention de mon bac, quand j'avais 16 ans, un frère (plus âgé que moi de 4 ans) m'a offert un double album "Old Time, New Times" enregistré par Memphis Slim.
Le premier volume présentait une rencontre entre Memphis Slim et Roosevelt Sykes. Sur ce disque ils se racontaient des anecdotes, c'était vraiment passionnant !
Le second volet était un enregistrement de 1970 réalisé par Memphis Slim au moment où Buddy Guy et Junior Wells avaient fait la première partie des Rolling Stones. Ces deux derniers se faisaient littéralement "jeter" par les fans des Stones qui leur envoyaient des bouteilles etc...
C'était vraiment épouvantable pour eux...
Les gens ne comprenaient pas ce que venaient faire ces blacks, qui ne jouaient pas du rock, avant une prestation du groupe anglais.
C'est durant cette tournée que le célèbre tandem de Chicago a enregistré un album avec Memphis Slim, un très bon disque (probablement l‘excellent « Southside Reunion« paru en 1971, nda)...
Je suis tombé "raide dingue" de la guitare de Buddy Guy et j'avais tellement envie de pratiquer cet instrument que j'y suis parvenu en 6 mois.
Eddie Boyd, qui vivait en Europe (je l'avais rencontré, dans ma ville de Nancy, à l'occasion de l'une des éditions du festival de jazz créé en 1973 puis je lui ai organisé des concerts dans l'est alors que je n'avais que 17 ans), m'avait entendu jouer et m'a proposé de partir aux USA. Pour se faire, il m'a donné les coordonnées de quelques uns de ses potes...
Parmi ces contacts il y avait Jimmy Conley (saxophoniste d'Otis Rush entre autres), Jump Jackson (grand batteur, qui avait joué avec tous les grands noms du label Bluebird dans les années 1940) et l'immense (j'avais l'air d'un nain à côté) Willie Dixon...
Ce sont eux qui m'ont ouvert des portes à Chicago et qui m'ont présenté à des gens.
De fils en aiguille je me suis retrouvé dans les cités, les "projects" comme on dit...
J'y étais musicien et, en même temps, j'avais l'idée de faire un travail de recherches sur la communauté du blues car je trouvais que, sociologiquement, c'était très intéressant. C'était une Amérique que personne ne connaissait. Ce qui m'avait frappé en arrivant dans ce pays était le fait de me rendre compte qu'il était vraiment différent de l'image qu'il projetait de lui-même via le cinéma et la télévision. Je m'étais rendu compte que les USA est un pays du tiers monde... pas du tout le pays leader de la technologie, de la démocratie, de la liberté etc...
En réalité il ressemble beaucoup au Brésil...
En effet, on y trouve un côté extrêmement moderne et "branché" alors que la majorité du pays est un pays du tiers monde. Que ce soit dans sa mentalité, sa jeunesse par rapport à la mondialisation et surtout concernant son rapport à l'autre et à la pauvreté. C'est très particulier...
J'ai donc décidé de faire une étude sur ce milieu que je connaissais intimement et de l'intérieur. Cela est passé par une thèse d'anthropologie...
Comme l'explique Claude Lévi-Strauss, quand vous lisez ses écrits, pour cela il faut se fondre au maximum dans le quotidien des autochtones. Une chose qui n'est pas toujours facile car vous n'avez pas la même tête, la même culture etc...
J'ai appris la langue verbalement et musicalement et j'ai, de plus, beaucoup écouté. J'ai donc rapporté des heures et des heures d'interviews grâce auxquelles je me suis permis de dresser un portrait du Chicago des années 1930 aux années 1970...
Les gens que tu viens de citer étaient-ils surpris de voir débarquer le jeune français que tu étais et, toi-même, as-tu été surpris par leur accueil ?
Cela dépend des personnes...
Willie Dixon, par exemple, avait beaucoup voyagé et avait vu beaucoup de choses sans être blasé. Il n'était naïf d'aucune manière et était très ouvert sur le monde...
S'il a été surpris, il ne l'a pas montré... en tout cas il ne me l'a pas dit.
A l'autre extrémité, il y avait des gens qui n'étaient pas plus surpris. Ceci parce qu'ils ne connaissaient tellement rien du monde que rien ne les surprenaient...
Tu sais, les extrêmes se rejoignent...
C'est davantage les gens qui avaient un minimum de connaissances du monde qui se posaient des questions et qui se demandaient ce que je faisais...
J'avais 20 ans à l'époque et je ne me rendais pas compte de l'importance, dans le monde de la musique, de Curtis Mayfield. Nous nous rencontrions régulièrement et nous estimions mutuellement.
Je me souviens qu'il me posait énormément de questions sur qui j'étais, pourquoi j'étais là etc...
Visiblement, ça l'intriguait et ça l'intéressait de connaître mon milieu... quelque part ça "l'éclatait" !
Il était très curieux par rapport à ma situation, c'était un mec d'une gentillesse et d'une intelligence incroyable.
Ma situation vis-à-vis de lui était comme celle de quelqu'un qui aurait rencontré le Général de Gaulle sans savoir qu'il était le libérateur de la France… et qui l'aurait appris par la suite...
Pour en revenir à tes études d'ethno-sociologie. Pourquoi as-tu, spécifiquement, décidé de rédiger un doctorat autour du bluesman Earl Hooker ?
Il y a deux raisons qui m'ont poussé à cela...
La première est que tous les gens que j'ai croisés me parlaient de lui. Il est rare que quelqu'un fasse l'unanimité de la sorte...
A cette époque il était pourtant mort depuis 6 ans et chaque personne que je rencontrais avait une histoire à son sujet. Cela a attisé ma curiosité, bien que je connaissais son œuvre et possédais des disques de lui...
C'est là qu'est arrivée la seconde raison...
J'ai commencé à regarder ce qui existait sur lui et me suis rendu compte que c'était le néant total. Je me suis donc dit qu'il serait très intéressant d'analyser un personnage au sujet duquel il n'existe rien de concret. Il était "invisible" alors que, dans sa propre communauté, il ne l'était pas.
Ceux qui ont lu "Invisible Man" de Ralph Ellison, qui raconte de manière allégorique le périple des afro-américains (qui sont des gens invisibles au sein de la société dans laquelle ils fonctionnent car on ne veut pas reconnaître leur humanité), me comprendront. Je me suis dit "Je tiens mon homme invisible" car c'est quelqu'un qui pour sa communauté est là alors que c'est un fantôme pour le reste du monde...
Ce qui m'intéressait était le fait de le faire apparaître comme on fait apparaître une photo. Tu développes un négatif, tu passes le papier sous l'agrandisseur puis tu le trempes dans un bain avant que l'image n'apparaisse. J'avais envie de le faire apparaître cet homme invisible...
Je voulais lui donner une visibilité qui soit pertinente car il était imprégné de valeurs et de caractéristiques qui n'étaient pas reconnues par le commun des mortels alors qu'elles étaient considérées comme la norme dans sa propre communauté.
Je pensais que c'était la personne, par excellence, qui allait me montrer ce qu'était la communauté du blues entre 1930 et 1970.
Je n'ai pas été déçu...
Après cette expérience, a-t-il été facile pour toi de rentrer en France ou, au contraire, l'as-tu vécu comme une "déchirure". T'étais-tu vraiment "fondu" à l'environnement socio-culturel que tu as trouvé à Chicago ?
Oui, je me suis vraiment fondu là dedans...
C'étais curieux car j'étais le seul blanc à vivre dans ces cités. Enfin je le croyais car j'ai appris, quelques années plus tard, qu'un autre français vivait pas très loin de là. Il y faisait le même travail que moi mais par rapport au sport et, plus particulièrement, de la boxe qu'il pratiquait.
Il est devenu prof de sociologie et il se nomme Loïc Wacquant, c'est un type très doué... il a écrit des choses passionnantes par rapport à cela...
Nous vivions à quelques kilomètres l'un de l'autre, sans que l'on le sache.
En même temps l'Amérique est un "pays de cocagne" quand on y va pour la première fois. Quand on la fréquente au quotidien on se rend compte que c'est un pays dur. Pour la plupart, les gens y sont d'une grande générosité mais n'ont aucune mémoire. Tu peux aller frapper à leurs portes et ils te donneront à manger, par contre, 15 jours plus tard ils ne sauront plus qui tu es. J'ai du mal avec ça...
J'ai une très bonne mémoire, je n'ai pas beaucoup de très proches ou d'amis mais, ceux-là, je ne les oublierais jamais. Je ne suis pas quelqu'un qui caresse dans le dos puis qui oublie une minute après. Je n'ai pas ce côté "méridional" que l'on peut, parfois, trouver autour de la Méditerranée... l'amitié facile etc...
Je suis plus quelqu'un du Nord. Nous sommes plus durs à apprivoiser mais, une fois que c'est fait, c'est pour la vie.
L'Amérique est faite comme ça, elle ne fonctionne pas dans un système de mémoire ni dans la nostalgie.
Il y a donc quelque chose qui me manquait...
Je suis revenu en France et j'ai, très vite, eu une opportunité afin de travailler en radio... chose que j'adorais !
Puis la vie a fait que j'ai eu des gamins donc je n'ai pas voulu repartir.
Maintenant que tu me poses la question, je me dit qu'à un moment (au début des années 1980) j'ai eu une certaine frustration de ne pas avoir fait une carrière de musicien.
En plus de mes recherches j'avais une "couverture" puisque, en effet, j'étais guitariste (rires) !
Avec le recul, finalement, je ne regrette pas !
Comme tu le disais, quand tu es revenu en France, tu t'es pleinement investi dans les médias (Radio France, FR3). Es-tu parvenu, rapidement, à concilier cette profession avec ton amour de la musique ?
Plus ou moins...
Je pense que l'intérêt d'une passion est quelle doit être, un peu, séparée du reste...
Je ne suis pas quelqu'un de monomaniaque. Je m'intéresse beaucoup à la peinture, je lis énormément et pas que dans les domaines qui touchent à la musique, j'ai toujours été comme cela...
Je pense que l'éclectisme est une des clés du monde. Si on ne s'intéresse qu'à un domaine on peut le connaître bien mais on ne connait rien du reste... ce qui est un problème, une carence quelque part...
Je me suis beaucoup investi dans la radio en tant que moyen de communication de proximité. D'autant plus qu'il s'agissait d'une radio locale de Radio France (aujourd'hui France Bleue). Pendant 5 ans j'ai été directeur des programmes de Radio France Nancy. Au bout d'un moment j'ai estimé avoir fait le tour de la chose. On m'a proposé d'autres régions mais j'avais envie de faire d'autres choses (de la production radiophonique en l'occurrence). Pour te dire, le premier bouquin que j'ai écrit était consacré au général de Gaulle. Tu vois, ça n'avait pas de rapport avec la musique...
Je pense que la curiosité est le meilleur antidote à l'ennui. Si tu restes curieux de tout tu es capable de tout. Par exemple je pense pouvoir faire un rapport entre le Général de Gaulle et le blues… par rapport à des réactions humaines...
Les choses sont universelles dans le rapport de l'être humain avec le monde. Georges Simenon, qui a fait plusieurs fois le tour du monde (et a fait beaucoup de reportages dans les années 1930), disait qu'il soit chez les Papous, à Paris ou New-York, l'être humain est toujours le même. Je crois que c'est profondément vrai !
A partir du moment où on voit que des sociétés, à l'époque dites primitives (on sait aujourd'hui que ce n'était pas le cas mais à l'époque il y avait encore des choses comme l'exposition coloniale de 1931 où on mettait la Vénus Callipyge en cage... il y a 80 ans on faisait encore des horreurs pareilles), sont loin de l'être.
On se rend compte que l'histoire et la géographie se rejoignent. La distance dans le temps et la distance dans l'espace, c'est la même chose !
Les coutumes peuvent être différentes mais je suis persuadé que nous fonctionnons exactement comme les gens qui ont dessiné les fresques de Lascaux.
Tout à l'heure tu as employé le mot de carence. Est-ce parce que tu as ressenti une carence littéraire en termes de musique que tu as consacré des ouvrages à certains musiciens que tu affectionnes ?
Je ne sais pas si c'est en termes de "carence" qu'il faut parler...
J'ai décidé d'écrire sur certaines personnes, à commencer sur Earl Hooker pour ma thèse. Cette dernière a été publiée bien plus tard en livre pour des raisons assez bêtes. En effet, l'éditeur que j'avais rapidement trouvé s'est assis sur le manuscrit pendant 10 ans. Il n'a jamais voulu me signer de décharge et j'ai été contraint d'attendre dix ans pour qu'il n'en soit plus propriétaire.
Du coup, il n'est sorti qu'en 2001...
Entretemps j'ai écrit d'autres ouvrages, diverses biographies et des travaux généraux.
J'ai essayé de raconter des histoires telles que je les voyais et en essayant d'éviter d'avoir un point de vue de fan de musique. J'ai préféré travailler à la manière d'un historien...
Quand je regarde le très bon travail de Peter Guralnick sur Sam Cooke par exemple…
C'est un travail de recherche énorme mais quand on lit le bouquin, et c'est de l'objectivité pure, on constate qu'il y a un chapitre sur son rapport avec le gospel et 14 ou 15 autres sur sa carrière de chanteur populaire. Il faut savoir qu'il a chanté dans le gospel aussi longtemps qu'il a été chanteur populaire !
Les deux choses sont absolument essentielles pour lui, pour sa vie et pour sa compréhension...
Dans ce cas là je me retrouve en face d'un auteur qui est un bon fan mais un mauvais historien. Il n'a pas le recul nécessaire pour comprendre à quel point on ne peut pas négliger la carrière religieuse de Sam Cooke si on veut vraiment comprendre ce dernier.
Mettre tous ses œufs dans le panier du chanteur populaire et faire allusion, de manière générale, au reste est une absurdité pour moi.
C'est une chose que j'ai souvent constaté dans les biographies de musiciens que j'ai parcourues. Elles sont faites par des gens passionnés qui n'ont pas les outils, d'historien et de raconteur d'Histoires, avec un H majuscule, nécessaires. Ce sont des fans qui reviennent sur le parcours de gens qu'ils adorent en ne citant que les aspects qui, eux, les ont intéressés.
Le même Peter Guralnick a fait un excellent travail sur Elvis Presley en deux énormes volumes. Cependant, il a traité toute sa carrière cinématographique "par dessous la jambe". C'est, à mon avis, une connerie majeure !
Si on veut faire un vrai travail sur Presley, on ne peut pas dire "Ca c'est important car ça l'est pour moi" et "Ca ce n'est pas important parce que c'est de la merde".
On a le droit de juger que la carrière d'acteur de Presley soit dénuée d'intérêt, ce qui est d'ailleurs discutable, mais on ne peut pas la renier. Elvis, avec Cary Grant et Liz Taylor, faisait partie des acteurs hollywoodiens les mieux payés des années 1960. Rien que pour cela, on ne peut pas considérer qu'il s'agit d'une note de bas de page dans l'histoire du cinéma.
On ne peut pas s'intéresser qu'à Elvis le chanteur, il a aussi été un acteur... ou alors on dit "Je fais un bouquin sur Presley le chanteur" !
Dans le cas contraire on peut passer à côté d'un pan entier du personnage. Quelque chose de lié à la mythologie et à la mythique du cinéma est très importante chez lui, que ce soit dans sa construction mentale ou personnelle.
Enormément des gens qui écrivent dans le domaine musical sont des fans mais pas des historiens.
Je suis, au départ, historien et sociologue de formation donc ce n'est pas la musique en tant que telle qui m'intéresse. C'est ce qu'elle nous raconte...
Mon but n'est pas d'être subjectif mais, au contraire, d'essayer de comprendre sans juger.
Je vais citer Simenon une nouvelle fois, c'était sa devise, "Comprendre et ne pas juger"...
Je suis là pour comprendre, pas pour juger...
Toutes les personnes qui écrivent sur le blues sont, avant tout, des fans.
On est à un stade où c'est encore assez jeune. je pense qu'il leur manque le recul "universitaire" nécessaire pour pouvoir faire un travail de recherches digne de ce nom.
Il impliquent trop leurs goûts personnels...
Quand j'écris sur BB King, je ne cherche pas à dire que je l'aime ou non. J'ai écris une biographie d'Elvis Presley sans en être un grand fan. Pour moi il était, avant tout, le prisme qui nous permettait de comprendre comment la culture américaine d'un prolétariat sudiste avait pu prendre le pouvoir dans le monde. Jusqu'alors, toutes les cultures universelles (ce qu'ont fait les grecs, la Renaissance etc...) appartenaient à l'élite qui s'imposait dans le monde comme étant la référence.
Aujourd'hui, avec les cultures populaires comme le rock'n'roll, le rock, le hip-hop, la soul et tout ce qui vient du blues, on s'aperçoit que ce sont des choses qui ont fait le tour du monde et qui sont devenues les valeurs référentielles de gens sur tous les continents. C'est vrai à Ushuaia comme en Afrique du Sud, en Algérie comme en France ou en Amérique...
Pourtant il s'agit d'une culture prolétarienne et pas d'une culture d'élite ou intellectuelle. C'était la première fois que ça arrivait dans l'histoire de l'humanité.
Presley a été le miroir de cette mutation formidable, et totalement inédite dans l'histoire du monde, où l'on voyait (d'un seul coup) une culture de gens considérés comme des intouchables, comme des ignorants, comme des abrutis, comme des riens, prendre le dessus. C'est ahurissant !
La première chose qu'un premier ministre japonais a demandé à voir lors d'une visite officielle à George Bush aux USA, est Graceland. L'un des premiers ministres français de Jacques Chirac, Jean-Pierre Raffarin, avait pour idole Johnny Hallyday. Si ce n'est pas de la culture prolétaire, je ne sais pas ce que c'est !
Tout cela vient du blues... une culture, de gens brillants mais illettrés, qui a pris le pouvoir. Jamais cela n'était arrivé auparavant...
J'en ai pris conscience, au début des années 1980, à Memphis. J'interviewais un banquier ayant pignon sur rue dans la ville. Pendant le déjeuner, je lui posais des questions et voulais savoir pourquoi le label Stax s'était fait lâcher par les banques américaines. Compte tenu des rapports compliqués entre les deux parties, j'y allais comme sur des œufs.
Un moment donné j'ai demandé "Il y a un truc qui m'étonne. Je viens de me balader sur Beale Street qui était, à une époque, les Champs Elysées de l'Amérique noire (au même titre que la 125ème rue à Harlem) et il n'y reste plus que trois immeubles debout. Tout a été détruit, pourquoi ne mettez vous pas ce patrimoine incroyable davantage en valeur ?". Le mec m'a regardé et m'a répondu "Mais vous savez, je comprends ce que vous me dites, Elvis Presley etc... Nous sommes très ambivalents par rapport à cela. Mettez vous à notre place... Si vous étiez grec et qu'on vous dirait que votre richesse ne vient pas de vos philosophes mais de vos esclaves... vous diriez quoi ?". Là j'ai compris que c'était la réalité...
Pour ces gens qui étaient, pour eux, une élite… constater que c'était les enfants de leurs femmes de ménage qui devenaient les références culturelles mondiales… ça les a fait "tourner en bourrique"!
Nous, nous ne nous sommes jamais posé la question sous cet angle. On s'est dit que c'est la culture américaine mais, en fait, ce n'est pas n'importe quelle culture américaine. Ce n'est pas la culture de Roosevelt mais celle de gens qui ne savaient ni lire ni écrire...
Quand on regarde la trajectoire d'Elvis Presley dans le monde, on se rend compte des rapports très incestueux qui existent entre cette mondialisation culturelle prolétaire (de l'ignorant) et un capitalisme (tout aussi ignorant) qui est sans foi ni loi… et dont la seule vertu est le désir d'amasser de l'argent. Cette conjugaison des deux à permis ce phénomène tout à fait inédit.
L'histoire d'Elvis Presley résume cette parabole.
Je ne suis pas Jésus, je ne sais pas faire une parabole en trois lignes, donc je fais un bouquin de 500 pages...
C'est la même chose qui m'intéresse chez BB King tout comme chez Aretha Franklin. En ayant croisé cette dernière, j'ai remarqué que ce n'est pas une femme intellectuellement brillante.
Je l'ai trouvée même assez conne… Quand j'ai discuté avec elle... ça n'allait vraiment pas loin !
C'est une artiste extraordinaire (et une femme qui a joué un rôle essentiel mais qui n'a la conscience que du moins intéressant de ce qu'elle a fait). Sa vie est passionnante, elle résume bien ce que disait John Lennon "la femme est la négresse du monde". Elle, au départ, elle a accumulé les handicaps... femme et noir à une période où la largesse d'esprit de certains était quasi inexistante. Ca n'a vraiment pas été facile pour elle… Pour en arriver là où elle est, c'est qu'elle a fait preuve d'une autre forme d'intelligence.
Au même titre, je peux citer de nombreux comédiens qui sont cons comme des boucs alors qu'ils sont excellents dans leur art. Par contre, quand on dine avec eux, on perd vite ses illusions.
J'ai très bien connu un footballeur de ma région, qui a été mondialement connu, dont je pourrais dire « qu'il est con comme ses pieds mais qu'il a les pieds particulièrement intelligents ».
C'est un type qui a le sens du football mais avec lequel on ne peut pas avoir une conversation de 5 minutes parce qu'il n'a rien à dire.
Il y a toutes formes d'intelligences, il n'y a pas que la mienne ou la tienne. Il faut avoir un peu d'humilité.
Ecrire des livres sur des gens n'est pas une question de carence. C'est simplement pour moi l'envie de raconter des parcours qui sont souvent évoqués par le truchement du mythe que l'auteur s'est fait de la personne.
Je te remercie d'avoir parlé, avec anticipation, de Peter Guralnick que je voulais évoquer avec toi. Que penses-tu d'un autre auteur, au style très particulier, qui est Greil Marcus ?
C'est drôle, je parlais justement de Greil Marcus avec Mighty Mo Rodgers hier...
C'est une personne qui, dans les cercles "intellectuels" de ceux qui s'intéressent à la musique, a une aura incroyable. C'est un type intelligent qui écrit bien...
Je me souviens avoir exprimé des doutes et des réserves par rapport à ses écrits et m'être fait verbalement lapider par un certains nombre de gens. Il fait partie des intouchables...
Je l'ai dit, hier, à Mo qui m'a confirmé dans ma position. J'étais content, du coup, de moins me sentir seul vis-à-vis de lui...
Greil Marcus à une vision complètement "euro centriste" de ce qu'est la culture afro-américaine… et qui n'en comprend pratiquement rien !
Les personnes comme lui n'ont pas compris la cosmogonie de l'Amérique noire, ça leur échappe totalement. Quand on parle de Robert Johnson avec eux, ils vont vous sortir le mythe de Faust.
C'est à dire l'histoire du crossroad et de l'échange avec le Diable. C'est une telle méconnaissance de la figure du trickster qui est le malin (mais pas dans le sens du Diable, dans le sens du roué).
Le trickster dans la mythique afro-américaine (directement héritée de l'Afrique) est exactement l'équivalent chez nous du Roman de Renard. C'est l'intelligence face à la force, David face à Goliath et il n'y a rien d'intellectuel là-dedans. Faust est un travail complexe...
On en a la vision romantique du 19ème siècle qui est celle de Goethe (qui, par ailleurs, est magnifique).
Il faut lire Christopher Marlowe pour comprendre ce qu'est le mythe de Faust. On est là beaucoup plus proches de la pensée (et de l'oralité) médiévale que de la littérature romantique du 19ème siècle. Greil Marcus n'a voulu comprendre de l'Amérique noire que sa lecture romantique du 20ème siècle. Il s'est trompé d'époque...
Avec le blues, nous sommes plus près du Roman de Renard que de Goethe.
C'est, peut être, moi qui fait fausse route mais, pour en avoir discuté avec certains penseurs africains, je pense que ma lecture est plus proche de la réalité...
Pourquoi as-tu, également, décidé de te lancer dans la production artistique ?
Un jour, on m'a demandé de m'occuper d'un petit label (Miss You) qui venait de se créer. Pour ce dernier nous avons réédité des bandes de jazzmen pas très connus en Europe.
Par la suite, j'ai souhaité produire un artiste nommé Bobby Few.
De fil en aiguille, j'ai été amené à rencontrer d'autres artistes dont Jean-Jacques Milteau.
Je voyais en lui quelqu'un qui ne venait pas de la sphère "intellectualisante" de la musique mais beaucoup plus du ressenti et de l'oralité.
Il vient des classes laborieuses de la France profonde…
Je savais, de ce fait, qu'il possédait plus de compréhension intuitive, de ce qu'est le blues, qu'une connaissance et une compréhension intellectuelle des choses. J'ai senti que nous avions des points communs, donc je suis allé le voir pour lui proposer d'enregistrer l'album "Memphis" aux USA. C'est comme cela que tout a commencé...
Outre Jean-Jacques, qui est un exemple français, quand il s'agit d'américains quels sont les aspects que tu privilégies pour décider de travailler avec eux ? L'aspect humain passe-t-il avant l'aspect musical ?
Ce sont les deux, je pense que si on veut produire quelqu'un il faut, avant tout, avoir une empathie extrêmement forte par rapport à ce qu'il est, ce qu'il représente, ce qu'il veut dire et par rapport à sa démarche musicale.
Surtout si sa démarche est intuitive, c'est même ce qu'il y a de plus important !
Tu t'intéresses, également, aux nouvelles formes de musiques afro-américaines. Quelles sont les similitudes que tu retrouves entre les différentes générations d'artistes ?
Je ne trouve pas des similitudes mais, plutôt, un grand continuum. Depuis Scott Joplin jusqu'à Mary J Blige et même Alicia Keys, on s'inscrit dans la même logique. Il y a une évolution…
On est passé d'un univers rural à un univers urbain puis d'un univers urbain (où on n'avait pas les clés financières pour pouvoir réaliser son propre rêve musical) jusqu'à un point où les artistes de Rhythm & Blues sont capables de maîtriser leurs propres destinées. Ceci sans avoir à passer par le truchement de patrons d'industries qui sont issus d'un autre milieu qu'eux.
Le continuum est là, pour moi le hip-hop c'est du blues !
Quels sont tes projets, souhaites-tu continuer à t'investir dans la production musicale, plutôt continuer à écrire ou, à nouveau, changer de domaine (Sebastian écrit également des scénarii pour le cinéma en compagnie du réalisateur américain Bob Swaim) ?
Je n'ai jamais essayé de changer de domaine. J'ai souhaité faire des choses diverses, qui sont liées par mes curiosités personnelles. Je m'intéresse aussi à l'univers de l'Afrique, à les décolonisation etc...
Si on veut voir une continuité dans ce que je fais, il s'agit de mon envie de comprendre le fonctionnement des gens et les mécanismes qui leurs permettent de se libérer d'une manière ou d'une autre. La démarche artistique, quelle qu'elle soit, est la meilleure thérapie qui existe. Face à des gens qui ont des problèmes dans le monde au sein duquel ils évoluent, et qui ont du mal à trouver leur place dans la société, je pense que la logique est vraiment là. J'essaye de savoir comment les gens peuvent dépasser leur détresse à travers un art plutôt qu'à travers la violence, la brutalité ou le rejet de l'autre...
As-tu une conclusion à ajouter ?
Non car le monde ne s'arrête pas. Ce qui me semble intéressant dans l'expérience humaine, c'est le fait que les choses avancent en permanence même si les pas sont très petits. L'humanité continue de faire des progrès par rapport à elle même. Par exemple, quand on regarde l'histoire récente de l'Amérique... On a eu 8 ans de Bush et on va avoir 4 ans d'Obama, espérons 8...
C'est ça qui m'intéresse, le fait que l'humanité progresse d'une certaine manière. J'en parlais, juste avant, avec Mighty Mo Rodgers. Je pense que l'Amérique parviendra, un jour, à dépasser son rapport à la peine de mort. Aujourd'hui la peine de mort c'est la Chine, l'Iran, l'Arabie Saoudite et... les USA. Quand on cite ces pays on voit qu'il est curieux d'y trouver l'Amérique. C'est, pourtant, la réalité et je pense que ce pays va parvenir à dépasser cela à un moment ou à un autre.
Ainsi, il pourra rentrer profondément dans la cour de l'humanisme...
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