Stéphane Eicher
L'émission "blues" de radio RDL Colmar animée par Jean-Luc et David BAERST
Pour vous, on voyage avec la musique comme avec la nourriture ?
Je crois, oui. Hier, ma bassiste et mon batteur, qui sont américains, ont voulu manger alsacien. Je suis très fier d'eux parce qu'ils ont pris des choses que je n'aurais pas osé goûter. Les escargots et le baeckeofe. Moi, j'ai dit : " Doucement les mecs, c'est dangereux, ça peut exploser ! On sait jamais "

Depuis le début de la tournée, est-ce que le spectacle a changé ?
Ça change chaque soir, bien qu'un peu moins qu'au tout début. Je ne sais pas exactement ce que je vais jouer ce soir. Je n'ai rien décidé. Quand je viens sur scène, je regarde autour de moi comme un animal. Si vous voulez, je fais " Déjeuner en paix ", Ok ?

La part d'improvisation compte dans ce que vous faites ?
Toujours ! Même dans les réponses que je vous donne !

Il paraît que vous trouvez votre inspiration dans les taxis ?
Oui, j'écris beaucoup, mais on ne peut rien lire après ! Je me laisse inspirer par le mouvement. Je dois bouger pour devenir créatif. Normalement, je suis quelqu'un de très fainéant comme tous les gens intelligents, naturellement. Je ne me lève pas le matin pour créer, pas du tout.
Par contre, quand je suis en mouvement, je vois une lumière que je n'avais jamais vue, une odeur que je n'avais jamais sentie. Tout à coup, j'ai envie de la capturer et c'est là que je fais des chansons ou des concepts pour la scène.

Les thèmes peuvent être n'importe quoi ?
C'est exactement ma devise : n'importe quoi ! Avec l'âge, c'est devenu plus réduit. A mes débuts, je pensais pouvoir comprendre le monde, l'univers et tout ça. Maintenant, je suis déjà content si je comprends un petit café expresso, son odeur et son goût. J'ai échangé ma longue vue pour un microscope.

L'univers a fait place au quotidien ?
Oui, ou alors c'est je recherche l'univers dans le quotidien. Je peux m'allonger, docteur ?

Vous avez toujours compté une forte section rythmique dans vos titres. Où êtes-vous allé chercher vos deux américains ?
Honnêtement, la bassiste est la copine du batteur ! J'ai trouvé le batteur sur scène aux côtés d'Iggy Pop. Puis je l'ai revu en tournée avec Paul Personne. On a mangé ensemble, ce qui nous a permis de découvrir que nous avions les mêmes goûts, les mêmes envies. J'aimais beaucoup sa façon de jouer. J'ai senti un personnage que je pourrais retrouver pour discuter au petit déjeuner, dans une chambre d'hôtel après neuf mois de voyage.

Je n'avais jamais entendu jouer la bassiste auparavant. C'était une chambre de moins pour la tournée ! Son style ne correspond pas à ce qui ma fait rêver. Je fonctionne aussi de cette manière. Son style possède une sorte de pulsation qui m'a intéressé. Ma musique a changé depuis que son propre style ressort. Alors qu'au départ, je ne cherchais pas nécessairement un tel personnage musical.

Comment trouvez-vous l'équilibre entre les paroles et la musique ?
Je travaille avec Philippe Djian pour les paroles en français. Tout commence par les paroles. Quand je lis les interviews, je constate qu'on commence souvent par la musique et qu'on rajoute des mots. Chez moi, c'est le contraire. De tous mes disques, je crois que seules deux chansons ont commencé par la musique et Philippe leur a trouvé un texte.

Pour moi, le texte est tout seul au début. Il est alors plus important que la musique. Après, tout devient confus. Qu'est-ce qui compte le plus de l'arbre ou de la forêt ? Votre question est de ce genre. C'est un arbre, mais aussi une forêt. Il faut construire un truc, voilà mon but comme musicien.

Il faut établir un certain niveau de confiance avec le parolier ?
Ce n'est pas de la confiance, mais de la curiosité. Qu'est-ce qu'il pourra encore écrire ? Quels seront les prochains thèmes, les textes qu'il va m'écrire ? Un peu comme s'envoyer des lettres. Qu'est-ce que vit Philippe, qu'est-ce qu'il pense aujourd'hui ? Dans quelle direction va-t-il ?

Après, beaucoup de textes sont enrichis de ma main mais ils ne sortent pas pour autant. Parce qu'ils reflètent trop son point de vue. Je ne peux pas m'y identifier à 100%. Quand les tournées durent de neuf mois à un an, il faut vraiment s'identifier complètement avec le texte pour le rendre bien chaque soir. Il y a bien quelques chansons que je trouve très belles, mais je dois attendre qu'elles deviennent mon histoire.

D'autres chansons, comme " Rivière ", qui est sortie sur " Carcassonne " avait été écrie quatre ans auparavant. Mais cette chanson, je ne l'avais pas comprise avant. Quand, à un moment très précis, elle est devenue la bande-son de ma vie, j'ai su qu'elle était devenue ma chanson. Certaines chansons doivent vraiment être comme arrachées de la terre. Il faut les travailler pour qu'elles deviennent mes chansons.

Certains textes sont donc systématiquement rejetés ?
Absolument. Je reprends plusieurs textes depuis quelques disques. Ce n'est jamais le moment. Peut-être que ce moment ne viendra jamais.

Avec l'expérience, est-ce que vous arrivez à mieux adapter ces chansons ?
Maintenant, ce que je ne faisait pas avant, je m'assois avec Philippe. Avec nous, c'est assez complexe, je crois. Ces chansons que vous entendez chantées par Stéphane Eicher, ne sont pas 100% à Stéphane Eicher, ni 100% à Philippe Djian. Un nouveau personnage se crée. " Il " porte mon nom et mon visage sur scène et sur les pochettes. Il faut qu' " il " se sente bien ainsi, mais si je me sens acteur, je ne fais pas ces chansons. Si je sens qu'une chanson est ma vie, je la fais. Finalement, j'ai horreur d'être acteur. Evidemment, sur scène, même la plus petite des scènes, j'y fais des mouvements que vous ne feriez pas dans votre salle de bain pour chercher la brosse à dents !

Toutes vos chansons vous ressemblent ?
Oui ! Je travaille dessus chaque soir. Chaque fois on devient plus proches. Il y a aussi des chansons que je ne comprends pas tout à fait. J'apprécie un certain mystère autour d'un texte.

Philippe et vous, c'est une collaboration ou une grande histoire d'amitié ?
Amitié ? Je ne sais pas. Quand je serais vieux, j'espère pouvoir dire qu'il a eu toute une histoire d'amitié entre Philippe et moi. Je vais détruire un rêve en révélant qu'il s'agit réellement de travail. Il fait un texte, je cherche la musique. Avant tout, j'appelle ça du travail. Dans le bon sens, comme un fermier qui cultive sa terre. Rien à voir avec l'usine. C'est un travail satisfaisant, mais putain, c'est du travail. Je peux vous le dire !

Si vous voulez faire un vêtement, il faut quelqu'un pour choper le mouton pour lui enlever la laine, puis une grand-mère vient faire le pull-over. Ça va ensemble. On n'existerait pas l'un sans l'autre, musicalement parlant.

Est-ce que les paroliers ont quelque chose à dire sur votre musique ?
Celui-là, oui ! De la même manière que je puis lui demander de changer une phrase par-ci, par-là. Si je ne peux pas apprendre la chanson par cœur, il y a problème. Je ne le satisfais pas toujours. Il adore que je sois tout seul avec une guitare sèche. Son disque, c'est ça. Quand je fais une maquette, j'enregistre ma voix avec une guitare sèche. Là, il est heureux. Ensuite je vais en studio, je change tout et il est très malheureux.

Et ce disque acoustique, pourquoi ne pas le sortir ?
Je lui enregistre à chaque fois. Mais le sortir comme ça … Faire une chanson et faire un disque, c'est très différent. Je suis déjà heureux quand je fais la chanson. Pour le disque, je satisfait mes envies sur le moment de travailler avec tel musicien, telle sonorité …
Je vois bien vos yeux ; vous avez les yeux de Philippe qui me dit chaque fois: " Pourquoi tu ne le sort pas comme ça ? " Je ne sais pas. Peut-être un jour ? Quel plaisir d'avoir un quatuor à cordes pour interpréter votre musique dans un studio.

Que représente un album pour vous : une compilation de moments ou un concept ?
Ça change toujours. Le format définit tout, je trouve. Pourquoi est-ce qu'on adore aujourd'hui des chansons de trois, quatre minutes ? D'où est-ce que cela vient ? De la sexualité de l'homme ? Parce qu'après trois, quatre minutes …
Pour moi, tout vient des juke box, des singles, des 45 tours durent trois, quatre minutes parce que c'est la durée d'un vinyle. Tout à coup, tout le monde est forcé de travailler comme ça. Quand j'ai commencé, on avait encore le vinyle, c'est-à-dire cinq chansons sur un côté, pause, on tourne et cinq chansons sur l'autre côté.

Maintenant, on a le CD. Pour les plus jeunes : c'était une galette en plastique plus petite qui apparu dans les années 80 et disparu dans les années 2000 ! On passe à 75 minutes, savez-vous pourquoi ? Qui l'a décidé ? Plein de disques de rap sont assez marrants, mais après 40 minutes, j'en ai marre. En fait, le chef de Sony a décidé qu'il aimerait bien écouter sa musique préférée, la 9ème de Beethoven sans avoir à retourner la galette. Jouée dans un tempo normal, elle dure 75 minutes. Les ingénieurs ont donc inventé un truc qui dure ce temps. Maintenant, on est forcés de respecter ce format.

Personnellement, un disque de 33 minutes me suffit. Le format nous définit. Ne parlons même pas du MP3. La musique classique peut aller se coucher, parce que en MP3, elle ne sonne vraiment pas de manière royale ! La musique est très compressée, avec le pied devant et la voix fortement mixée, voilà ce qui fonctionne ! Je devrais peut-être me mettre à écrire ce genre de chansons.

En dehors de la musique, vous avez d'autres passions ?
Sans la musique, je serais peut-être devenu un dessinateur. Le cinéma m'a aussi intéressé. Mais si je regarde Philippe quand il écrit ses livres :
" Philippe ?
- Laisse-moi tranquille !
Philippe, tu veux un café ?
- Laisse-moi tranquille ! "


Il est tout seul avec ses feuilles blanches. Quand il a fini, c'est imprimé sans jamais aucun allez- retour. Mes amis peintres sont là, à peindre en se coupant les oreilles :
" C'est un plaisir ?
- Oui, oui, mais laisse-moi tranquille ! "


Ce soir, je prends ma guitare, on chante et tout de suite, il y a un échange. Les gens se mettent à danser, à rire ou à devenir tristes. C'est direct et j'aime ça. La vie est courte et intense.

 
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Interview réalisée le 15 août 2004 à la Foire aux Vins de Colmar

Propos recueillis par Jean-Luc et David BAERST

 

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