Nda : Des granges américaines (souvent transformées en juke joints) du sud profond à la ferme des landais The Inspector Cluzo il y a un océan mais pourtant, dans notre réalité, il n’y a qu’un pas. Ce groupe, constitué par le chanteur-guitariste Laurent Lacrouts ainsi que par Mathieu Jourdain à la batterie, célèbre ses 10 ans d’existence en 2018. Déjà encensé par le public international, il trouve enfin une reconnaissance méritée dans nos campagnes. En plus de produire une musique particulièrement épicée, le duo sait nous fournir (faut-il le rappeler ?) une bonne dose de protéines. En effet, en plus d’être des musiciens hyperactifs, ces deux épicurienssont fermiers et producteurs de délicieux produits à base d’oie (qu’il s’agisse de foie gras, de rillettes ou de confit).Des passions et un éclectisme que j’ai souhaité évoquer en leur compagnie, en plus de leur dernier album en date « We People Of The Soil »…produit à Nashville par l’incontournable Vance Powell.Un moment riche et savoureux puisqu’il y a des gens qui, comme cela, vous permettent de continuer à croire à l’humain…
A l’époque l’environnement du blues américain était associé aux travaux ouvriers, notamment dans le domaine de l’agriculture. Par exemple, Mississippi Fred McDowell s’était installé en tant que fermier à Como au début des années 1940. De votre côté, vous revendiquez fièrement votre appartenance au milieu du rock et à celui de la terre. Comment vous y êtes-vous pris pour que cette double étiquette ne nuise pas au développement du groupe, faisant même en sorte qu’elle contribue à son essor ?
Laurent Lacrouts : C’était un procédé assez naturel dans la mesure où nous sommes des fans de musiques américaines. Des endroits tels que le Mississippi ou l’Alabama sont à la fois mystiques et mythiques en ce qui nous concerne. Le blues et ses dérivés (funk, rock etc.) étaient les seules musiques qui nous intéressaient. Il en va de même en ce qui concerne la résurgence des années 1990 et les groupes qui ont « digéré » les sons de l’époque afin d’en faire quelque chose de nouveau. Ainsi Pearl Jam, Soundgarden, Alice In Chains, Mudhoney et les autres ont insufflé une sorte de fraicheur au rock. Nous n’étions pas intéressés par la musique anglaise. Si nous pouvons l’apprécier, elle ne nous parle pas pour autant. Elle est trop urbaine à nos goûts. Nous préférons les musiques qui « voient l’horizon ». En résumé, cela nous à captivés très tôt. Chez nous, il existe un vrai lien entre les agriculteurs et la musique. Ces derniers jouent dans des bandas (fanfares ambulatoires situées dans le Sud Ouest) pour s’amuser. Chose qui leur permet de boire des coups gratos pendant les fêtes…et Dieu sait s’il y en a chez nous ! Si, de notre côté, nous avons toujours joué une musique héritière du blues, cette dernière a pris plus de densité depuis que nous avons décidé d’être agriculteurs. Il s’agit là d’un acte militant, par rapport à l’environnement. Par conséquence, nous nous sommes aperçus qu’il y a un vrai lien entre cette activité et la musique. Elle l’oriente profondément…
Etes-vous issus de familles d’agriculteurs ?
Mathieu Jourdain : Laurent est petit-fils d’agriculteurs landais et, en ce qui me concerne, je suis arrière petit-fils de gens qui possédaient une ferme. Ces derniers se nourrissaient grâce à elle mais ne vendaient pas de produits qui en étaient issus. De ce fait, nous trainions dans des exploitations agricoles durant notre jeunesse. Naturellement, lorsque nous avons décidé de nous y mettre, nous avions les ressources nécessaires. C’est le parrain de Laurent qui nous a tout appris et tout transmis.
Vous êtes en plein cœur d’une gigantesque tournée. Comment parvenez-vous à concilier vos deux activités qui sont si chronophages ?
Mathieu Jourdain : C’est, à la fois, simple et compliqué. Il s’agit d’une question d’organisation. La complexité principale résulte dans le fait qu’il y a beaucoup de paramètres qui rentrent en ligne de compte (longs trajets, temps passé sur les routes…). Du coup, il faut tout mettre en place. Nous y arrivons au prix de quelques sacrifices. Lorsque nous rentrons d’une tournée au lieu de faire comme la plupart des groupes (c’est-à-dire buller jusqu’aux concerts suivants), nous nous occupons des bêtes et préparons les terres. Nous moissonnons, ramassons le maïs, nous occupons du potager… S’il n’y a pas de répit, cela a le mérite de nous « laver » la tête. Au final, cela se complète et nous trouvons notre parfait équilibre entre notre activité de musicien et celle d’agriculteur.
Après 10 années d’existence, The Inspector Cluzo semble avoir à la fois atteint le statut de groupe atypique et celui de groupe culte. Vous tournez à travers le monde et un livre retraçant votre épopée a été édité (« The Inspector Cluzo, Rockfarmer » par Romain Lejeune, Les Editions Braquage, 2017). Malgré votre succès, parvenez-vous toujours à travailler en autogestion et, si oui, n’est-il pas trop difficile d’être au four et au moulin (en plus d’être, à la fois, sur scène et à la ferme) ?
Mathieu Jourdain : Ce n’est pas trop dur, car nous faisons cela depuis nos débuts. C’est naturel mais c’est, aussi, beaucoup de boulot. Cela altère probablement un peu notre musique mais nous donne également une forme de légitimité quand nous montons sur scène. En effet, nous savons quel est cheminement qui a été le notre afin d’en arriver là. De ce fait, nous évitons de faire n’importe quoi ou de jouer aux stars. Nous prenons ce qui vient et nous donnons tout ce que nous avons en nous. Nous avons pleinement conscience de tout le travail qui a été le notre pour en arriver là. Nous avons eu la chance, grâce à nos tournées, de visiter plus de 50 pays et nous en sommes à 1000 concerts. Nous ne contrôlons rien. Nous nous contentons d’être authentiques et de donner tout ce que nous avons en nous. Après c’est le public qui choisit, qui adhère ou pas. Il se trouve qu’il adhère… C’était, dans un premier temps, le cas à l’étranger (notamment au Japon) et ça commence à suivre en France. Il y a de plus en plus de monde à nos concerts et les salles se remplissent de plus en plus rapidement. Nous sommes vraiment contents de constater cela. C’est dans ce but que nous travaillons autant…
A vos débuts, de quelle manière avez-vous fait la promotion du groupe à l’étranger ?
Mathieu Jourdain : Nous n’avons pas vraiment contrôlé ce qu’il se passait, notamment au Japon. Nous autoproduisions notre musique et n’avions qu’un CD 4 titres à notre actif. L’un de nos amis (en l’occurrence Angelo Moore, le chanteur du groupe américain Fishbone) l’a transmis à son label japonais. Ce dernier l’a écouté et a craqué pour nous. De ce fait il a décidé de signer notre duo. Bien sûr, nous n’allions pas dire non… Au pays du soleil levant, la presse a salué l’album et nous nous sommes retrouvés à l’affiche du Fuji Rock Festival, qui est l’une des plus grosses manifestations d’Asie. Nous nous y sommes rendus et nous avons tout donné sur scène. Le public a bien adhéré à notre musique et à l’énergie que nous y mettions. A partir de ce moment-là, c’était parti… Il faut dire qu’à l’étranger, ça marche comme cela. Si vous êtes bons sur scène, un effet boule de neige se produit. Le succès obtenu en Asie vous conduit en Inde etc. Ce n’est que par ricochet que nous sommes parvenus à nous forger une solide réputation en France.
Votre musique est très musclée. De ce fait, regrettez-vous quelque part d’être davantage associés au milieu rock…qui a tendance à occulter l’amour que vous portez au blues ou à la soul music ?
Laurent Lacrouts : C’est une très bonne question… C’est une chose qui, petit à petit, tend à se gommer…particulièrement sur notre dernier album. Enormément de gens commencent à découvrir que nous pouvons jouer nos titres énervés de manière acoustique. Je pense que nous sommes en train de nous « Neil Younguiser ». Nous empruntons naturellement ce chemin, car nous vieillissons aussi. Nous pouvons interpréter les chansons avec la même intensité que ce soit en acoustique ou en électrique. Ces styles de musiques vieillissent bien, comme le bon vin. Neil Young en est une preuve irréfutable. Nous l’avons encore vu il y a deux ans à Bilbao, c’était monstrueux. Nous écoutons beaucoup les radios américaines et nous savons que c’est un faux débat. C’est dans des pays, comme la France, où il y a peu de culture de cette de ces musiques The Inspector Cluzo est catalogué comme un groupe de metal. D’ailleurs, souvent nous le disons lors de nos concerts. Une phrase du type : « Nous ne sommes pas au Hellfest ici, alors calmez vous » (rires). C’est fait exprès car, du coup, les gens constatent que nous différencions ces registres. Nous adorons le metal, mais le bon ! Nos goûts sont éclectiques. Si nous aimons Motörhead, nous écoutons aussi R.L. Burnside ou T.Model Ford. Tout ce qu’il y a entre, nous touche de la même manière. C’estmerveilleux et c’est cela la musique pour nous.
Est-ce que la musique est une forme d’exutoire en ce qui vous concerne, surtout par rapport aux difficiles travaux que vous pouvez retrouver par ailleurs ?
Laurent Lacrouts : Nous avons fait de la musique avant de nous lancer dans l’agriculture. Je dirais que, aujourd’hui, c’est un mélange des deux. Nous sentons ce côté, comme nous l’avons dépeint pour répondre à la première question, liée à l’influence du travail des champs. Ce quotidien est décrit par un rythme. Il y a un tempo dicté par la nature, par la terre…et un autre lorsque nous jouons. C’est ce que les ricains nomment le « release ». Chose que l’on ne sent pas dans le rock anglais. Ce dernier exprime davantage le bitume, on sent qu’on n’y travaille pas la terre. C’est l’urgence, le combat contre la bourgeoisie etc. En tant que landais, c’est la nature qui nous parle. Nous avons toujours vu l’horizon…nous avons cette chance de vivre dans un département où nous voyons l’horizon. Je pense que le côté organique de notre musique sera encore plus présent sur notre prochain album…
Pour célébrer vos 10 ans de carrière, vous avez sorti l’album « We People Of The Soil », un disque produit par Vance Powell (dont on connait le travail, notamment, aux côtés de Jack White). Pouvez-vous revenir sur cette collaboration, ainsi que sur l’enregistrement, en lui-même ?
Laurent Lacrouts : Vance est tombé amoureux du groupe, comme cela peut lui arriver lorsqu’il s’agit d’artistes moins connus que Jack White. Il travaille également pour Chris Stapleton, Seasick Steve, Tinariwen ou encore notre grand ami Tyler Bryant. Il a le dont de faire en sorte que tout le monde se rencontre. Lorsqu’il sélectionne un groupe, on s’aperçoit que chacun à un « truc » en commun avec les autres. Par exemple Tyler ou Seasick Steve, même si leur expression n’est pas la même, partagent certaines choses avec nous. Idem en ce qui concerne Jack White, même si ce dernier a un peu changé. D’ailleurs Vance ne travaille plus avec lui… Actuellement, il travaille avec une artiste norvégienne qui fait penser à une espèce de « Bjork rock ». Le résultat est génial… Il y a quelque chose qu’il doit aimer chez nous, que l’on doit retrouver chez tous les artistes que j’ai cités. Notre collaboration réside en un travail très « classique », à la Stax. Il y a des bandes et un studio analogique. C’est un passionné du son comme nous sommes, en ce qui nous concerne, des passionnés de foie gras doté d’une pointe d’Armagnac. D’ailleurs, nous lui avons offert un Armagnac datant de son année de naissance. Ceci l’a énormément touché car, comme tous ces gens-là, il apprécie les bonnes choses de la vie. Comme nous le disons toujours : « Foie gras d’oie, Armagnac, Bourgogne, fromages, vinyles, bandes, guitares et amplis à lampes sont nos valeurs ». Chez nous, il y a aussi la Corrida car les personnes qui aiment ce spectacle sont souvent des gens très fins, amateurs de belles choses et de bonnes nourritures. Nous nous retrouvons tous autour de ces idiomes, donc nous nous comprenons très vite. Lorsque nous travaillons avec Vance, il faut que nous soyons prêts. Tout se fait en 3 prises, puis nous choisissions la meilleure. C’est aussi simple que ça… Comme il le dit, il est là pour prendre le meilleur des musiciens. Il nous a, aussi, avoué que nous ne travaillerions pas avec lui s’il n’était pas notre fan numéro 1. Nous voyons la vie de la même manière. Nous essayons d’analyser (que ce soit en agriculture avec les tracteurs, ou en musique avec le streaming) ce que ça apporte de nouveau et d’intelligent.
Que représente, pour vous, le fait de travailler à Nashville…qui est à la fois une grande ville bétonnée mais qui évoque aussi tout le terroir de la musique américaine ?
Laurent Lacrouts : C’est l’une des rares grandes villes où nous pourrions vivre. Là-bas, les gens ne se sentent pas évoluer dans une mégapole. Nous y avons beaucoup d’amis, notamment Charles Walker & The Dynamites. D’ailleurs, c’est toujours chez eux que nous logeons. Cette ville pense et vit musiques (en tout cas celles dont nous aimons parler). Je n’y ai pas vu un seul ordinateur produire des sons. C’est fou, il n’y a pas un seul DJ set ! Dans tous les rades, il y a un groupe qui joue en live…et puis qui « joue sévère » ! On y voit des cuivres qui passent de bar en bar avec des partitions. Ils changent d’endroits tout au long de la soirée pour y accompagner divers groupes. Du genre : « Salut, c’est toi qui m’a appelé ? » (rires) ! C’est le rêve de tous les passionnés des bonnes musiques. Aujourd’hui, Nashville est à la fois la capitale de la country, de l’americana et de tous les registres de musiques vivantes. Le batteur de The Black Crowes y habite, les Black Keys s’y sont installés, Jack White a quitté Detroit pour y vivre, tout le rock y est arrivé… Des groupes tels que All Them Witches sont là-bas…et ce sont des putains de groupes ! Tous les gens qui pensent musique et qui en font y sont. On y trouve des réparateurs d’amplis, d’enregistreurs à bandes, de bandes en elles-mêmes et tout ce qui tourne autour. C’est surprenant et ça ne peut exister que dans cet endroit. Il en résulte une atmosphère propice à une sorte d’artisanat géant, orienté autour de la musique. L’atmosphère y est fantastique et adapté à la création. Nous les français, nous devons nous battre pour jouer ce genre de musique. Là-bas, tout est fait pour… Forcément, lorsqu’on arrive sur place, on se sent libérés !
En conclusion pouvez-vous me dire si, 10 ans après avoir sorti la chanson « Fuck the bass player », vous êtes parvenus à vous faire des amis parmi les adeptes de la 4 cordes ?
Mathieu Jourdain : Bien sûr ! Nous sommes amis avec une ribambelle de bassistes qui, aussi curieux que cela puisse paraitre, sont les premiers à nous acheter notre t-shirt « Fuck the bass player ». Du coup, ils viennent nous voir et avouent que notre musique ne manque pas de basse.
Laurent Lacrouts : Dernièrement, il y a un jeune bassiste qui est venu me voir et qui m’a, laconiquement, dit : « Votre musique manque de basse ». Il ne rigolait pas du tout, à la manière des jeunes d’aujourd’hui. Je lui ai précisé que c’est de l’humour et j’ai commencé à faire mon instituteur. Il a juste répliqué « Ah bon ? »… J’ai ajouté qu’il y a du grave dans notre musique, seulement ce dernier n’est pas joué par une basse. On peut faire du grave avec d’autres instruments que la basse…problème résolu ! C’était cool parce que son père était là et il était content que nous lui passion ce petit message. J’ai aussi dit que Lemmy Kilmister de Motörhead faisait, en fait, de la guitare crutch. Dans le rock, la basse est souvent jouée au médiator parce que ça sonne mieux. Récemment, j’ai écouté le dernier disque de Mudhoney…qui est génial. Je soupçonne que le son y est coupé en dessous de 200 Hz (d’ailleurs le son américain est coupé en bas, car les médiums sont extrêmement chargés…ça ne tape pas). Je pense que s’il y avait eu une basse sur notre musique, cette dernière n’aurait pas autant envoyé. Lorsque j’ai évoqué tout cela au jeune homme, il a simplement répliqué stupéfait : « Ah, ok… ».
Remerciements : A Sissi Kessai, ainsi qu’à toute la souriante équipe du Moloco à Audincourt.
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