Thomas Lincker
L'émission "blues" de radio RDL Colmar animée par Jean-Luc et David BAERST

Nda : Réalisateur, soucieux du traitement de choc infligé à toutes les formes de cultures, Thomas Lincker a mis à profit l’éclectisme de son parcours afin de nous offrir le film « Fragments Folk ». Son but…prendre le pouls de la scène folk actuelle, qu’elle soit américaine ou française, afin de nous en présenter les diverses qualités tout au long d’un road trip unique en son genre. Un documentaire lumineux qui, en plus de nous faire voyager de la Nouvelle-Angleterre aux Vosges du Nord, nous donne aussi matière à réflexion. Ainsi cette succession de portraits d’artistes et de décors, tous aussi attachants les uns que les autres, nous plonge dans une contemplation salvatrice. A ses côtés, nous déambulons sur des sentiers rocailleux ou le long de l’Hudson River en considérant des propos aussi intéressants que désintéressés. Eloignée des clichés néo babas cool, cette plongée musicale nous ramène à l’essentiel ; prendre son temps en acceptant le silence et les pauses. Un arrêt sur image digne de l’univers de Jim Jarmusch, qui permet à chacun de nous de se retrouver et d’écouter de la vraie musique interprétée par des gens qui redonnent au terme humain ses lettres de noblesse. Thomas Lincker et le chanteur-guitariste Oh Well (l’un des protagonistes du film, qui intervient aussi durant l’entretien qui suit) ont, au cours de l’émission qui leur était consacrée, tout simplement essayé de poursuivre le but ultime de « Fragments Folk », à savoir créer des liens. Une qualité dont ils ne sont, visiblement, pas dépourvus…

Thomas, peux-tu revenir sur ton cheminement personnel en amont de la réalisation du film « Fragments Folk » ?66
Thomas Lincker : Je suis originaire des Vosges du Nord et mon cursus professionnel s’étend du journalisme (télévision, presse écrite…) à la réalisation de films sur demande. Parallèlement à cela je possède, également un parcours dans la musique à travers l’organisation de concerts, l’écriture de chansons et mon appartenance à quelques groupes.

As-tu suivi des études en particulier qui t’ont amené à devenir réalisateur, une école de cinéma par exemple ?
Thomas Lincker : J’ai fait une Licence Professionnelle à l’IUT d’Haguenau afin de maîtriser le travail de journaliste-reporter d’images. Cette année d’études m’a apporté la technique afin de pouvoir réaliser des films de A à Z (c’est-à-dire de l’idée à la diffusion). Je m’implique aussi, beaucoup, dans l’engagement associatif. Ceci m’a permis de me former durant des années. Une chose qui représente des années de présence sur le terrain (organisation de concerts, création de fanzines, jouer dans des groupes…). Ainsi, j’ai observé comment fonctionnaient les autres. Cela m’a beaucoup construit…

De quelle manière l’univers de la musique folk est-il venu à toi ?
Thomas Lincker : Mon rapport à la musique est très personnel. Peu importe d’où elle vient, son époque ou si les artistes qui pratiquent tel ou tel genre sont connus ou non. Il faut que cela me touche… En ce qui concerne la musique américaine en général, les premiers « trucs » qui m’ont touché sont les chants gospel, les negro spirituals. Des choses que j’ai pu chanter durant mes colonies de vacances lorsque j’étais gamin. Ce sont les premiers moments durant lesquels il se passe un truc… J’avoue que je me sens davantage concerné par la nouvelle génération de musiciens. Ceux qui appartiennent à ma génération (Bon Iver, Fleet Foxes…), cette scène de la musique folk indépendante. Cette dernière emprunte des éléments aux musiques traditionnelles et en fait quelque chose de nouveau et d’original qui est dans l’air du temps. Ces artistes savent « casser les codes » et n’hésitent pas à introduire des éléments de musique électronique. Cela nous ouvre de nouveaux horizons…

Lorsque tu étais musiciens, dans quels registres principaux te produisais-tu ?
Thomas Lincker : Je n’ai pas pris ma guitare en mains depuis quelques années… Ceci en raison du fait que j’ai eu une activité assez intense liée à la réalisation du film « Fragments Folk » (soit 2 années complètes). J’écris des chansons en français et mes groupes se produisaient dans un registre rock français (inspirés par Noir Désir, Saez, Aston Villa…). Ceci-dit, c’est dans les formules acoustiques que je m’épanouissais le plus. En tant que musiciens, les moments les plus touchants que j’ai vécus sont liés aux vibrations des instruments et cette connexion directe avec les spectateurs.

Ton parcours fait preuve d’un grand éclectisme. De ce fait, qu’est-ce qui t’a poussé à consacrer un documentaire à la scène folk actuelle et pas à un autre registre musical ?
Thomas Lincker : J’avais, depuis longtemps, envie de faire un film qui évoque l’endroit d’où je viens et où je vis toujours (à savoir les Vosges du Nord). En effet, il existe peu de documents qui mettent en valeur cet espace et cette façon de vivre qui lui est liée. J’ai eu le déclic en me promenant en forêt. La musique que j’écoutais, avant d’effectuer ma randonnée, résonnait encore en moi lorsque j’observais ces paysages. Sur le chemin du retour, dans ma voiture, ces images défilaient encore dans ma tête. Il y avait quelques-chose qui « matchait »… Dans les Vosges du Nord, et en particulier dans le pays du verre et du cristal, se trouve une scène artistique et culturelle très importante. Il y a beaucoup de musiciens, de groupes, de créations plastiques, verrières ou théâtrales… Je me demandais si tous ces gens-là avaient conscience du monde qui les entourait. Si cet environnement influençait leurs créations et leurs œuvres. Cette réflexion a constitué le point de départ de mon projet. Je me souviens très bien du moment où j’en ai parlé avec Oh Well qui a, immédiatement, soutenu mon idée. C’était il y a deux ans et demi… L’aventure « Fragments Folk » était lancée…

Puisque tu parles de cet environnement, la première chose qui m’a frappé lorsque j’ai découvert le film est le parallèle qui est fait entre les décors américains et les paysages français (les forêts, les routes qui au final sont très semblables). Est-ce pour évoquer les similitudes que tu as trouvées entre les artistes d’outre Atlantique et les français que tu as mis en exergue ces ressemblances ?
Thomas Lincker : C’était, une intention que j’avais en réalisant ce film… Le but était de brouiller les pistes, car j’aurais pu me contenter de faire un film qui ne soit consacré qu’à la scène musicale des Vosges du Nord…mais je n’avais pas envie de m’en contenter. Ceci par défi personnel mais aussi par « obligation éditoriale ». Je voulais vérifier cette hypothèse ailleurs que sur le territoire que j’interrogeais. De ce fait, la moitié du film se déroule dans les Vosges du Nord et l’autre aux Etats-Unis (en Nouvelle-Angleterre). Effectivement, il y a beaucoup de similitudes en termes de paysages. La principale différence réside dans le fait qu’il y a la mer en Nouvelle-Angleterre…ce qui manque un peu chez nous. Ceci-dit, je ne voulais pas comparer les paysages et les musiciens français aux paysages et aux musiciens américains. Je souhaitais simplement créer une connexion et les faire se rencontrer. Etablir un lien entre ces espaces et ces gens. Au final, il s’avère que ces espaces et ces gens se ressemblent sans se connaitre. Ce message est important à faire passer. Peu importe d’où on vient, nous sommes avant tout les mêmes passionnés et les mêmes êtres humains.

Au contraire, selon toi et Oh Well, qu’est-ce qui différencie le plus les artistes français de ceux issus du terroir américain ?
Thomas Lincker : Le premier élément est le fait que les américains possèdent cette musique dans leurs gènes. Au contraire, chez nous, il y a un certain effort à réaliser pour y arriver. Il doit y avoir une guitare dans chaque maison américaine, ce qui n’est pas le cas en Europe.
Oh Well : Thomas me disait que les musiciens qu’il a rencontrés ne se posaient pas de questions, qu’il y a quelque chose de très immédiat.
Thomas Lincker : Oui, c’est vrai. Dans la pratique, les américains que nous avons rencontrés ne se posaient pas de questions. Oh Well et moi en connaissons, également, quelques-uns qui vivent en Alsace. Avec eux, nous constatons le même phénomène. Dans le cadre du documentaire, nous avons enregistré que des prises en live. Lorsqu’un artiste américain se plantait en plein milieu d’une chanson, il continuait sans se soucier de la chose. Du côté français, on trouve davantage une recherche de la perfection.

Les préoccupations de ces artistes sont-elles les mêmes des deux côtés de l’Atlantique ?
Oh Well : J’ai l’impression que oui. Nous avons eu la chance de rencontrer Tim Burns qui est venu en France en novembre 2018, afin de jouer lors de la 1ère du film. Nos manières de voir les choses sont très semblables, tout est très naturel. Nous parlons des mêmes disques et possédons de nombreux points communs. Les liens sont multiples…
Thomas Lincker : C’est aussi le cas en ce qui concerne l’état d’esprit de ces musiciens. Je ne suis pas sûr que cela transparaisse dans les textes qui sont écrits aujourd’hui. Il y a aussi une conscience du monde qui est partagée par cette communauté. Les musiciens américains avec lesquels nous avons discuté, étaient très sensibles à la tournure politique que prend leur pays. Chez nous, nous aurions le même type de réaction si un Trump arrivait au pouvoir. De plus, ils possèdent les mêmes préoccupations que nous en ce qui concerne la manière de consommer, de s’alimenter et de vivre tout simplement sa vie.

La spontanéité américaine dont tu parlais se retrouve-t-elle également dans l’élaboration des morceaux. Les français réfléchissent-ils davantage au travail de composition en amont de la création d’un morceau ?
Thomas Lincker : J’ai constaté, suite à mes discussions avec les artistes américains et français, que tous les cas de figure existent. Il y a des musiciens qui cultivent une certaine discipline en se forçant d’écrire un morceau par jour. D’autres attendent le texte ou l’idée avant de composer…ou l’inverse.
Oh Well : Le documentaire montre que ça change… Aux Etats-Unis, ce n’est pas uniforme. Je trouve qu’ à New York c’est un peu plus brutal, ce qui est probablement lié à la ville en elle-même. D’ailleurs, il n’y a pas qu’une différence entre les Vosges du Nord et les Etats-Unis. On en constate même une entre le Maine et New York. Le fait de retranscrire en musique les émotions du quotidien est très direct à New York.
Thomas Lincker : Le rapport au temps n’est pas le même… Quand on vit à New York, dans ce tourbillon incessant, on ne peut pas survivre en se contentant d’attendre…

Bien que passant par la ville de New York, tu ne t’y es pas arrêté pour ce documentaire. Pourquoi ne pas y être allé au contact des musiciens qui, aujourd’hui, s’y produisent dans des clubs de folk au passé prestigieux ?
Thomas Lincker : La scène folk new-yorkaise a, en fait, quitté Manhattan car la vie y est devenue trop chère. Le film « Inside Llewyn Davis » des frères Coen décrit à merveille cette scène dont nous possédons encore l’image aujourd’hui. Cette vie de musiciens bohèmes dans le quartier de Greenwich Village n’est plus possible… Du coup, les musiciens en « développement » habitent là où les logements sont moins chers. De ce fait, ils s’éloignent de plus en plus du centre de New York. A Brooklyn (où certains quartiers commencent aussi à changer), il est encore possible de trouver pas mal de disquaires et de voir des fresques sur les murs. Il y a encore des esprits créatifs un peu partout. Pour faire ce documentaire, nous avons quitté New York. Nous avons, par exemple, rencontré Will Stratton dans une ville qui s’appelle Beacon. Elle se situe le long du fleuve Hudson. Ce musicien aussi a quitté New York car la vie devenait trop chère. Il a ressenti le besoin de se poser afin de ne pas être englouti par le tourbillon new-yorkais. Je pense qu’il n’est pas pire de vivre à Paris que d’essayer de survivre à New York… Nous nous sommes encore plus éloignés, afin de nous rendre dans la région de Boston et dans le Maine où nous avons rencontré Tim Burns. Là, nous avons retrouvé les paysages des Vosges du Nord…avec l’océan en plus !

En y réfléchissant bien il semble que, jusqu’aux années 1960, les artistes de folk chantaient beaucoup pour sensibiliser les gens sur la survie des classes opprimées. Aujourd’hui, ne chantent-ils pas davantage sur leur propre survie ?
Thomas Lincker : Quand on écoute Wilder Maker, on se rend compte qu’un certain nombre de titres fait référence au vécu des musiciens. Sur le dernier album du groupe est, par exemple, évoqué la difficulté que rencontrent les musiciens pour se faire payer. D’autres artistes évoquent davantage des thèmes poétiques, voire étrange. Il faut, souvent, chercher un 2ème ou un 3ème sens derrière ces textes. J’ai l’impression que ce registre est devenu moins contestataire qu’à l’époque. Dans le cadre du documentaire, les groupes les plus engagés se situent aujourd’hui sur la scène folk-punk. Cette dernière est la plus revendicative dans le domaine du folk.

Comment qualifierais-tu l’univers artistique des artistes présents dans le film (néo-folk, anti-folk…) ?
Thomas Lincker : J’ai l’impression que ce film opère comme une photo de la scène folk actuelle en général. On y retrouve des réminiscences de blues, du folk, des choses plus sombres, du folk punk, du rock… Il est difficile de coller des étiquettes car les musiciens que j’ai rencontrés ne produisent pas de musiques traditionnelles. Ils sont tous conscients d’utiliser une matière commune, d’être les héritiers d’une lignée ou d’avoir des « ancêtres musicaux » communs, mais ils font tous quelque chose de nouveau avec cette matière. Chaque artiste possède son univers qui lui est propre… Il en résulte des sons actuels.

Clément Adolff a assuré toutes les prises de son qui sont remarquables. Quel équipement a-t-il utilisé afin de restituer ces séquences live réalisées, parfois, dans des conditions inhabituelles ?
Thomas Lincker : Les musiciens qui sont dans ce film jouent simplement avec leurs instruments, sans aucun artifice. De ce fait, nous aussi avons décidé d’y aller de manière assez « légère ». De mon côté j’ai utilisé un appareil photo reflex pour filmer, ainsi qu’un stabilisateur pour assurer ses mouvements et un trépied pour le poser. Clément, quant à lui, a utilisé 2 micros afin de capter le son acoustique. Nous avons enregistré la moitié des titres dans les salons des musiciens qui nous ont accueillis et l’autre moitié dans des environnements plus « soignés » (des parcs, des jardins, des locaux de la verrerie de Meisenthal qui ont une forte influence sur le développement culturel de la région des Vosges du Nord depuis plusieurs siècles, dans une usine désaffectée…).
Oh Well : Dans ce film, on retrouve des images de lieux emblématiques qui, aujourd’hui, n’existent plus.
Thomas Lincker : En effet, depuis ces deux dernières années, de gros chantiers ont bouleversé les paysages de ces sites. De ce fait, ce film a aussi valeur d’archive…

Oh Well, peux-tu me parler de cette expérience cinématographique. Que t’a-t-elle apporté et est-ce qu’il t’a été facile de te présenter à la caméra alors que tu es quelqu’un qui est plutôt discret ?
Oh Well : Cela m’a montré à quel endroit je me situais au moment du tournage. Grâce à ce film, je me suis posé des questions sur ma musique. Des questions que je ne m’étais jamais posées auparavant. J’étais toujours entouré de gens qui cernaient très bien ma production alors que je possède, pour ma part, un rapport très spontané avec cette dernière. A une époque, nous étions obligés de lire, de nous renseigner, d’écouter des albums afin de créer des liens et des connexions. A un moment donné, je me sentais comme si j’avais « sauté du train ». Comme si j’allais du Mississippi à Chicago en m’arrêtant en plein milieu. Ce film m’a donné l’envie d’aller plus loin et de continuer ma route vers Chicago, afin de tisser à nouveau des liens. Une chose que je ne faisais plus…Nous avons constaté que cette musique trouve également ses sources Europe. C’est comme si je m’étais remis au boulot, en me demandant d’où venait tout cela. Je me suis, aussi, posé un certain nombre de questions. Pourquoi est-ce que je joue cette musique ? Pourquoi est-ce que je rencontre Tim Burns ? Pourquoi écoutons-nous les mêmes disques ? Pourquoi avons-nous les mêmes influences ? Ce film m’a guidé dans cette direction. Aujourd’hui, je me sens encore plus proche de Chicago qu’auparavant…

Thomas, avec ce film, tu as réalisé un véritable travail de collecte. Impossible de ne pas penser à ce qu’ont fait, avant toi, John et Alan Lomax qui ont traversé les états américains puis les frontières afin de rendre compte des folklores internationaux. Est-ce également votre ressenti ?
Oh Well : Oui, il y a quelque chose qui est très proche. Ceci dans le fait de transmettre la musique. On peut sortir des canaux habituels, alors que le marché de la musique n’a jamais été aussi fermé. Aujourd’hui, il nous faut travailler en réseaux…car les salles de musiques actuelles possèdent leur propre logique, c’est très fermé ! Thomas montre une nouvelle facette de la musique. Celle-ci est immense. Il y a un tas d’artistes qui sont fascinants et, parmi eux, Thomas en a choisi des merveilleux. Le fait qu’il soit parti aux Etats-Unis pour nous montrer cette facette de la musique nous fait du bien. Cela nous permet de nous échapper de ce que l’on veut nous proposer en permanence. Thomas nous offre une nouvelle perspective avec « Fragments Folk »…

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Interview réalisée au
Studio RDL - Colmar
le 1er mai 2019

Propos recueillis par

David BAERST

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